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    Les dits du vendredi

    Quai des vaches… signé Christian Laborde
    Flocons de poésie à Saint-Lary-Soulan avec Christian Laborde
    Le 30 novembre, L’Académie Française remettait à l’écrivain Christian Laborde, chroniqueur à PresseLib’, le Prix Jacques Lacroix pour La cause des vaches (Editions du Rocher). C’est accompagné des vaches de son village d’Aureilhan que l’écrivain a déboulé, 23 quai de Conti. Récit.

    Avant de s’engager quai de Conti et de rejoindre l’Académie Française, les vaches, ayant levé bien haut leurs queues, lâchèrent quelques bouses, rue de Seine, et rappelèrent aux passants que l’expression « il pleut comme vache qui pisse » n’a rien d’une fantaisie. Assis sur le trottoir, à hauteur du troupeau à l’arrêt, un SDF, un anneau à chaque narine et trois chiens à ses pieds, applaudissait les vaches contrairement aux automobilistes qui, furieux, multipliaient les coups de klaxons. Elles devaient s’écarter, dégager la chaussée, disparaître.

    Les malheureux ignoraient que les vaches n’obéissent à aucun ordre, n’en font qu’à leur tête, comme Eric Cantona. Amusé par le spectacle qu’elles donnaient et désireux de leur parler, le SDF s’approcha d’elles :

    - Quelles belles bouses, mesdames ! Voilà qui nous change des particules fines et des fumées ! Vous n’imaginez pas ce qu’on prend dans le pif, quand on vit, comme moi, assis ou couché sur le trottoir… Même les chiens toussent… Vos bouses, c’est autre chose ! C’est joyeux, ça décore, et, entre nous, mesdames, entre nous, ça vous dégage un petit fumet de shit des plus sympathiques… Mais, dites-moi, où allez-vous de ce pas, au salon de l’agriculture sans doute ?

    - Pas du tout, répondirent les vaches…On est persona non grata là-bas…

    - Et pourquoi ?

    - A cause de nos cornes, cher monsieur.

    - C’est quoi, cette histoire ?

    - C’est très simple: nous avons gardé nos cornes. Or les cornes sont interdites porte de Versailles. Ailleurs aussi.

    - Mais que signifie cette lubie ?

    - Ce n’est pas une lubie, cher monsieur, c’est le principe de précaution. Comme vous le savez, nous sommes désormais incarcérées dans des fermes-usines d’où nous ne sortons que pour rejoindre l’abattoir. A cause de cet enfermement, nous pourrions, aux dires des experts, devenir « agressives », donner des coups de cornes aux murs, casser la baraque en quelque sorte. D’où l’ablation systématique des cornes. Plus aucune corne dans l’Hexagone !

    - Ils les dévissent, les cornes ?

    - Ça ne se dévisse pas, monsieur, ça se brûle. Avec de l’acide. On verse de l’acide sur les bourgeons de cornes des petits veaux, et les cornes ne poussent jamais.

    - Et des paysans acceptent de faire ça !

    - Mais les paysans, monsieur, il n’y en a plus ! C’est fini. On a affaire aujourd’hui à des techniciens qui passent leurs journées devant un écran de contrôle et vérifient le dosage des aliments qu’ils déversent dans nos mangeoires : antiinflammatoires, antibiotiques, antistress, hormones de croissance, OGM… Et ce sont eux qui se chargent du brûlage des cornes. Comme ils ignorent que nous sommes des êtres sensibles, ils opèrent sans anesthésie.

    Le SDF était à la fois abasourdi et révolté. Et les trois chiens qui avaient écoutés avec attention le récit des vaches, avaient les crocs. Le SDF qui s’était ressaisi, les interrogea de nouveau :

    - Si vous n’allez point au salon de l’agriculture, où allez-vous donc, mesdames ?

    - A l’Académie française, monsieur !

    Aucune n’ayant de sac, toutes furent dispensées de fouille. Elles s’avancèrent dans la cour de l’Institut, et leurs sabots firent tinter des pavés qui ne tintaient plus depuis belle lurette. On eût dit la bande-son d’un film de cape et d’épée, des relais, des mousquetaires, des chevaux. Les vaches faisaient ainsi le bonheur des pierres qui de nouveau avaient voix au chapitre. Il y avait tant et tant d’années que l’automobile et ses pneus les avaient réduites au silence. Les pierres chantaient sous les sabots des vaches, s’en donnaient à cœur-joie.

    Au garde-à-vous sur les marches que les vaches gravissaient, des gardes. Sabre au clair. Elles répondirent à leur salut en présentant leurs cornes que le vent avait briquées, sur lesquelles la nuit avait déposé son vernis le plus chatoyant. Les vaches étaient magnifiques. On eût dit que le jour, conscient de la solennité du moment, les avait maquillées.

    Elles s’installèrent aux places qui leur étaient réservées, l’étable était chauffée, elles s’en réjouirent. Il y avait du monde, des costumes, des soutanes, des képis, des huissiers, des appareils photo, des universitaires. Des roulements de tambours se firent entendre. Elles se regardèrent, émerveillées : ces roulements, toutes les reconnaissaient. Toutes les avaient entendus jadis sur la place des villages quand le garde-champêtre jouait du tambour en criant : « Avis à la population! ».

    Elles tournèrent leurs yeux, pareils à des coccinelles géantes, vers l’escalier d’où les roulements de tambours leurs parvenaient. Tous les garde-champêtres de Paris s’étaient donné rendez-vous et jouaient du tambour en l’honneur d’hommes et des femmes qui apparurent sur les écrans, en costume d’apparat. Leur vêture leur plaisait. Elle leur rappelait celle, agrémentée de pompons, augmentée de dentelles, que portait monsieur le curé lorsqu’il entrait dans l’étable pour les bénir. Et comme monsieur le curé, ces hommes et ses femmes qui marchaient vers elles au son du tambour serraient entre leurs doigts le pommeau d’un goupillon. Un goupillon très long.

    Les hommages furent prononcés et les discours dits. On salua les lauréats. Tout à coup, le maître de cérémonie, découvrant à deux pas de lui la présence des vaches, se souvenant de son enfance à leurs côtés, de « La vache et le prisonnier » d’Henri Verneuil qu’il avait vu tant de fois quand il était môme, se leva d’un bond et, bousculant le protocole, s’exclama d’une voix ferme : « Entre ici, Marguerite, avec ton cortège de poules, de canards, de dindons et de haies ! »

    Toutes les têtes se tournèrent vers les vaches qui, elles, n’avaient d’yeux que pour les hommes et les femmes en costume d’apparat. Elles regardaient fixement ces habits verts, cette paisible et verte prairie riche d’appétissantes feuilles d’olivier. Il était l’heure de brouter.

    Christian Laborde

    www.christianlaborde.com

     

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