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DES HUMEURS ET DES JOURSLe Piège des Confidences

Il était la semaine dernière au Festival Philosophia de Saint-Emilion, et nous en a rapporté une chronique où il est question de sublimes yeux bleus, d’arbres majestueux, et de… veste mémorable…
Portrait d'une jeune femme aux yeux bleus avec une fleur blanche sur l'oreille

Fin mai, Saint-Emilion. C’est le Festival Philosophia : pendant trois jours, penseurs, sociologues, scientifiques, écrivains dissertent sur le thème de la Terre. Depuis plusieurs conférences, j’ai pris le parti de m’asseoir auprès de la même personne. Mon insistance à une raison. Une unique et belle raison : les fascinants yeux bleus de cette femme. Ils m’aimantent. Pendant les interventions, très scolairement, elle prend des notes sur un petit carnet ; et dans les intervalles, on papote, on commente, on fait couler le temps en plaisants bavardages…

Dimanche matin, dès la première session de la journée, je m’installe bien entendu auprès d’elle – c’est devenu une évidence. Je vois qu’elle tient dans les mains une revue que j’ai feuilletée durant la nuit (1). Alors, naturellement, on en parle. Elle me dit que la lecture de la rubrique « Auprès de mon arbre » qui conclut chaque chapitre de la revue lui a ouvert de nouveaux horizons. Sous ce titre, des grands noms de la pensée (Conte Sponville, Bruckner…) parlent de « leur » arbre.

J’en profite pour engager furtivement le jeu des confidences : « Dites-moi qui vous seriez si vous étiez un arbre. » Elle fait mine de ne pas vouloir répondre et me retourne la question. Me viennent tout aussitôt à l'esprit les arbres qui ont une amitié avec l'eau qui fouissent en profondeur leurs racines. Serais-je l'aulne, silhouette lourde, complice des eaux mortes et sombres ou le saule compagnon des rivières aux eaux vives et chantantes ? Mais non, ces deux-là sont insatisfaisants : ils sont prisonniers du milieu qui les abrite, décidément trop seuls parmi d'autres qui sont leurs frères, trop semblables, trop ennuyeux... Ils ne sont pas moi – moi, l'enfant unique.

Ma réponse ne lui convient pas, elle lui semble une fuite. J’insiste pour qu’à son tour, elle me parle d’elle. Elle réfléchit un long moment puis me répond enfin : « Eh bien, vous allez le savoir, vous l'enfant unique : je ne suis pas un arbre, ma vie n'est pas un arbre, même le plus grand et le plus majestueux, avec des racines profondes, un tronc puissant, des branches qui vont chercher loin et des feuilles soumises au vent ; ma vie n'est pas un arbre, elle est un bosquet, discret dans le paysage et qui tient, dans ses modestes volumes le mystère de toutes mes incertitudes et de mes multitudes...  Si j’avais dû n’être qu’un seul arbre, je serais le tilleul de la cour de ma ferme natale. Tout en lui est moi : il résonne du pépiement joyeux de congrès de passereaux insouciants de toutes les peines des hommes et qui s’envolent en bande, dans un grand froufroutement d’ailes ; il frémit aux plus douces caresses de l'air ; il ombre les lumières crues des ciels d'été, baigne dans des senteurs sucrées, berce les endormissements de l'enfant fatigué de jouer, dessine la nostalgie des tisanes miellées de ma grand-mère... »

Elle se retourne vers moi, me fixe droit dans les yeux et me murmure : « Voilà, vous savez tout… Je sens monsieur que vous avez envie que l’on entre en relation, mais c’est une très mauvaise idée. Les arbres parlent pour nous. Vous êtes l’eau, moi je suis l’air. Vous voulez des racines qui vous figent au sol, moi, je n’ai que des désirs d’ailes. Ensemble, nous nous aimerions mollement dans un premier temps, puis nous n’aurions de cesse de nous détester cordialement. Alors, laissons nos arbres tranquilles. »

Un homme, assis derrière moi, tape sur mon l’épaule. Je me retourne et il me dit : « Monsieur, très indiscrètement, j’ai surpris votre conversation… Sachez que dans ma vie, j’ai ramassé bien des vestes, mais si j’en avais reçu une comme celle-là, sans nul doute, elle serait la plus poétique de ma collection. »

– Oui, mais c’est un peu humiliant quand même…

– Pffff… des humiliations dites avec de tels yeux, on en redemande…

– Ah oui, ces yeux ! ces yeux ! ces yeux ! ils sont…

– Ils sont d’un bleu céruléen.

(1) Hors-série de Philosophie magazine intitulé « Vivre et penser comme un arbre »

Martí BOUET

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