Voulant éviter de passer par là, Harrer fut contraint de s’enfoncer dans le désert. Vingt-cinq ans avant lui, Alexandra David-Néel, on le sait, y passa. Et fut, comme ailleurs, l’une des premières occidentales à pouvoir visiter son monastère, un des plus importants du pays des neiges.
Ici, il y a quelques années, eut lieu l’un des plus graves affrontements entre la hiérarchie religieuse et les autorités communistes, qui s’acheva avec l’emprisonnement du prêtre bouddhiste de la ville et de plusieurs moines. Aujourd’hui encore, la question religieuse est la clé obligatoire pour s’ouvrir un passage dans le labyrinthe du Tibet.
Selon des statistiques officielles, aujourd’hui encore, malgré les répressions, plus de 98% de la population tibétaine continue de s’affirmer bouddhiste. Même en vivant sous un régime communiste, les monastères ont récupéré une partie de leur antique rôle et retrouvent leur pouvoir, à nouveau pôles d’irradiation sociale et culturelle autour desquels tourne l’existence des tibétains.
Fondé au XVème siècle, le monastère de Tashilhunpo (littéralement monastère de la montagne propitiatoire) appartient à l’ordre bouddhiste des Gelugpas, connue comme celle des « bonnets jaunes » (dont est issu le Dalaï-Lama). Mais il est surtout connu pour être, comme le Potala de Lhassa, la résidence des Dalaï-Lamas. Tashilhunpo est le siège de l’autre grand leader du Tibet, le panchen-lama. Au niveau spirituel historique, les panchen-lamas sont au même niveau que les dalaï-lamas. Avant que le Dalaï-Lama change cet état de fait, le pouvoir politique relevait des Dalaï-lamas tandis que Shigatsé était le fief des panchen-lamas.
Bien que peu connue à l’étranger, la vie du dernier panchen-lama reflète parfaitement la difficile relation entre lamaïsme et communisme. Il mourut ici, dans son monastère. En 1989, à l’âge de 51 ans dont il ne réussit à vivre dans son pays que 19. Dans sa chapelle mortuaire, les moines continuent de prier, comme s’il s’agissait d’un bouddha. Pour les Tibétains, c’est le cas : le panchen-lama et le dalaï-lama sont des bouddhas vivants. Êtres illuminés, réincarnations de dieux qui renaissent encore et encore pour venir en aide aux autres êtres humains.
Le panchen-lama était encore plus jeune que le dalaï-lama. Il n’avait que 14 ans lorsqu’ils voyagèrent tous deux à Pékin pour connaître Mao Tsé Toung. Mais alors que le dalaï-lama s’exilait à Dharamsala, le panchen-lama choisit de rester au Tibet, acceptant l’intégration chinoise. Ça ne lui a pas vraiment servi. En 1964, il fut arrêté et passa dans une prison de Pékin toute la révolution culturelle. On ne lui permit pas de revenir au Tibet jusqu’en 1982. Ce qui représenta tout un événement pour le peuple tibétain et surtout une grande espérance après les dures années de répression religieuse. Une brève espérance, puisque le panchen-lama vécut peu. Il mourut sept ans après son retour.
L’énorme stupa où gisent ses restes fut financée intégralement par le gouvernement chinois pour la somme astronomique de 7.8 millions d’euros et 650 kilos d’or ! Etrange paradoxe : la tombe la plus chère, avec celle de Mao, de la République de Chine. Les problèmes survinrent à l’heure de choisir son successeur. En 1995, Pékin intronisa un enfant, Gyantsen Norbu, comme dixième panchen-lama. Mais ni le dalaï-lama ni les exilés ne le reconnurent comme tel. Niant le pouvoir des autorités chinoises à entrer dans le choix des petits bouddhas, les autorités en exil reconnaissent un autre enfant comme réincarnation du panchen-lama, Gedhun Choekyi Nyima. Ce dernier est retenu dans un lieu méconnu, avec toute sa famille, par les autorités chinoises depuis ce moment.
Centre stratégique sur la route des anciennes caravanes du Tibet vers le Népal, Shigatsé a toujours été la deuxième ville du Tibet. Aujourd’hui, son aspect a beaucoup changé. Ses nouveaux quartiers ressemblent à s’y méprendre à n’importe quel quartier chinois. Quelque chose qui, selon le dalaï-lama, est arrivé dans toutes les villes du pays : « Les coutumes tibétaines restent vives dans les régions éloignées où vivent paysans et lamas. Mais dans les grandes villes, la population est essentiellement chinoise. Et oblige la population tibétaine à parler chinois dans sa vie quotidienne. C’est dans les villes où il y a plus de chinois que de tibétains que les changements sont les plus nombreux. Si les choses perdurent ainsi, la langue tibétaine deviendra inutile, y compris au moment de trouver un emploi, et ne servira plus que pour être professeur de tibétain, rien de plus. » C’était aussi une des raisons pour lesquelles elle tenait à étudier le tibétain sérieusement, mais ce n’était pas facile tous les jours : བཀྲ་ཤིས་བདེ་ལེགས། (Tashi Delek, bonjour)
Au moins, Shigatsé a conservé quelques-unes de ses anciennes institutions comme le marché de la viande auxquels les tibétains sont si attachés, même si elle ne peut être considérée que comme un mets de fête. Dans le vieux Shigatsé, l’architecture traditionnelle tibétaine reste présente. Les bannières de prière bouddhistes flottent aux fenêtres et les vieilles demeures se touchent presque avec leurs toits plats, leurs murs peints à la chaux, les fenêtres peintes d’une curieuse forme trapézoïdale.
L’autre aspect de la ville est moins poétique. Le matin, dès 8 heures, des haut-parleurs crachent le message de propagande chinoise, partout, absolument partout. Pire, quand le message communiste s’achève, c’est la petite musique odieuse et lancinante de Walt-Disney, de la maison des poupées (It’s a small world), qui est balancée en permanence (voici, ci-dessous, l’original, inutile de préciser qu’à Xigatse, ils eurent la version sans paroles). Elle s’interrogea longtemps sur le pourquoi de ce choix. Quel était le message subliminal ?
Mais de Xigatse ou Shigatsé, elle conserva un sourire bien plus amusant ou romantique. Si un jour elle cherchait un mari, c’est ici qu’elle viendrait le chercher. Ses yeux clairs et son teint de peau faisaient des merveilles là-bas. « Beautiful, beautiful » lui lançait-on dans la rue avec de grands sourires charmants. Quand elle voulut s’acheter un stick hydratant pour les lèvres (ravagées par deux jours au camp-base de l’Everest), une nuée de vendeuses qui ne comprenaient absolument rien à ce qu’elle voulait, s’approchèrent et lui répétèrent le même mantra, ce qui donnait à peu près un échange de cet acabit :
Les Tibétaines : « beautiful, beautiful »,
Elle : « No you, beautiful, so beautiful » (Vrai qu’elles étaient magnifiques !)
Les Tibétaines, gloussant et rougissant : « Oh no, you beautiful, eyes beautiful »
Ça n’avait rien de grossier, y compris quand ça venait des hommes, c’était gentil, flatteur, et gratuit. Elle décréta qu’elle aimait Shigatsé, pour Tashilunpo et son ambiance, pour son marché et quartier tibétain, pour ses habitants. Et tant pis pour la musique de Walt-Disney ! Peut-être aussi aima-t-elle tant Shigatsé parce que ça avait un parfum de « fin de Tibet ». Ce soir, on repartirait pour Lhassa, avant de prendre l’avion demain matin, destination Katmandou.
Qu’on croyait…
https://youtu.be/kOxKUthQdHs
https://youtu.be/85ED5WxhYUo
Diaporama 1
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Diaporama 2
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