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Publié le Mis à jour le

DES HUMEURS ET DES JOURSLe prix de l'oubli

Martí Bouet nous entraîne dans une réflexion sur l’après et une drôle de modernité : serons-nous célèbres dans notre mort ? Combien de clics post-mortem ?
Photo en noir et blanc de plusieurs tombe dans un cimetière

Je n’ai pas de plaisirs inavouables, mais j’en ai d’inavoués car ils sont paradoxaux et leur justification est incertaine. Parmi ceux-ci, j’ai une étrange fascination : j’aime les cimetières. Ils sont le prolongement de la ville ou du village et d’ailleurs ils leur ressemblent, avec leurs rues, leurs allées, leurs places, leurs avenues, leurs immeubles de famille, leurs quartier riches, leurs quartiers pauvres…

Tous les phénomènes du vivant (drames, bonheurs, maladie, mort…) sont privés, dans ce paysage fait de fleurs qui s’ennuient et de mémoires pétrifiées, de toute causalité. Tout ici est absurde. Absurde et fatal. Et pourtant – et c’est là le paradoxe – dans cet univers de quiétude éternelle une oreille poétique perçoit, par étincelle, les petits bruits de la vie : un pépiement d’oiseau, un murmure de vent, un rire d’enfant au loin…

Dans ces micros cités du silence, il y a parfois, placée à l’orée, des « carrés du souvenir » qui feignent la légèreté d’un pseudo jardin. Si dans mon errance parmi les tombes j’en croise un,  je détourne tout aussitôt les yeux et je bifurque… Il faut dire que je suis né avec le siècle des grandes catastrophes. Les « soleils noirs » d’Auchwitz et d’Hiroshima encombrent ma pensée et l’image obsédante de ces corps qui grésillent, de toutes ces vies calcinées me rend insupportable la crémation. Je veux, comme tous ceux-là, qui siestent, bien au froid, emmitouflés de leur couette de granit, pouvoir pourrir lentement. Et calmement… Tous ces allongés, tous ces invisibles ne réclament muettement qu’une chose, essentielle, fondamentale, éternelle : qu’on leur foute la paix !

Eh bien, c’est raté ! La faute à cette malencontreuse modernité qui envahit tout : notre vie et désormais notre mort.

Information saisie au bas d’une page du magazine que je feuillette dans la salle d’attente de mon médecin : une société commercialise une promesse d’éternité par l’intermédiaire d’un flash code placé sur votre sépulture. À partir de là, toute personne virtuvisitant le cimetière pourra accéder à une base de données où l’histoire de votre vie sera disponible. Coût de cette immortalité virtuelle : 250 € par an, à peine l’équivalent de trois pleins de gazole pour une voiture de moyenne cylindrée !

Imaginez que l’au-delà existe vraiment. Vous voyez la scène : « Combien de téléchargements as-tu enregistré ce mois-ci ? demande une âme souriante à une autre qui semble traîner sa peine – Moi, répond-t-elle, personne n’est venu, c’est le bide total … et la première de s’exclamer, l’air triomphant – Trente ! Je dis bien trente connexions, rien que pour moi ! Une par jour … J’ai encore une côte d’enfer (ou de paradis, c’est selon) en bas … »

Perspective affligeante. Comme la multitude d’« amis » que comptabilisent fièrement les accros de Facebook ne dit rien sur l’amitié, ces connexions sépulcrales ne diront rien de la qualité de la mémoire et du souvenir.

Pire encore : si cette proposition trouve son public et que l’on assiste à une explosion de l’e-mortuaire, il se trouvera bien un gouvernement qui analysera l’avantage à organiser ainsi un traçage post mortem de tous ses feu-citoyens. Le flash code sur toutes les tombes deviendra obligatoire. Il faudrait alors payer une taxe spéciale pour, tout simplement, être oublié…

Martí Bouet

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