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L’instant malicieux de la semaine

Proust, des piments, du jambon, du cholestérol, et… Ma mémé !
L’instant malicieux de la semaine
Et si finalement vieillir n’était que rechercher son enfance ? Si tous nos souvenirs nous y ramenaient, sans cesse, comme une méchante rengaine ? C’est mauvais signe, car je m’y surprends de plus en plus souvent.

L’autre constat terrifiant vient du fait que les résurgences du passé ne sont pas de grands moments mais des détails, des sensations, des goûts. Avec eux, viennent les compléments d’image. Comme si l’histoire complète était un drôle de puzzle, où une pièce n’apparaît que bien d’autres après évoquées.

Je dégustais l’autre jour les piments inégalables d’une personne qui se reconnaîtra ici. Ils sont cuits avec patience, des heures durant, leur saveur sublimée par le soin apporté à leur préparation, l’amour (le mot n’est pas trop fort) comme assaisonnement presque magique. Ils sont divins.

Et juste après la dégustation, il y eut le souvenir. D’autres piments. Beaucoup moins magiques toutefois. Ceux que ma grand-mère cuisait dans une poêle noircie de trop d’utilisations, sur un précaire réchaud, baignant dans beaucoup de graisse de canard, loin de toute préconisation sanitaire sur le taux de bon ou mauvais cholestérol. Ce fut une téléportation immédiate au pays de l’enfance. J’ai revu aussitôt le chignon poivre et sel de ma grand-mère, ses grandes mains maigres qui ressemblaient à de fines pattes d’araignée. J’ai senti l’amertume des piments adoucie par l’omelette (re-vlan, le cholestérol !), la tranche de pain énorme coupée dans la miche, et puis le mauvais fromage de vache enroulé dans un torchon, dissimulé de la convoitise des mouches dans le vieux buffet vermoulu. On ne parlait pas de cuisine mais de souillarde. Tout était dit.

J’ai eu la chance de manger des mets bien plus raffinés au cours de ma vie, dans des lieux bien plus élégants et aseptisés. Pourtant, je donnerais tout et bien davantage pour retrouver, ne serait-ce qu’un instant, la saveur des piments trop cuits, trop gras, que préparait ma grand-mère. C’est un mix tout proustien : entre la madeleine et Du côté de chez Swann… Et penser que j’ai prétendu ne pas aimer Proust pendant des années, c’est bien ma veine.

Ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Drôle d’équation pas du tout mathématique et bien plus irrationnelle, plus j’avance en âge, plus les souvenirs se font cuisants, nombreux, entêtants. L’autre souvenir qui me revient a encore à voir avec ma grand-mère. Et encore avec de la nourriture !

L’un de ces bonheurs d’enfance, c’était d’aller garder les vaches au champ. Elles étaient bien dociles, et je crois juste qu’on m’envoyait les surveiller pour ne pas m’avoir dans les pattes. Je partais alors toute l’après-midi, m’appuyais contre un arbre, dégainais un livre genre « Club des 5 » (oui, un truc que les moins de 20, euh 30, euh 40 ? ne peuvent pas connaître) et dévorais un sandwich (toujours la même grosse miche de pain rustique) dans lequel ma – toujours elle – grand-mère avait glissé une grosse tranche de jambon de pays à peine poêlée. Et dire que je suis végétarienne, aujourd’hui ! Zut, entre Proust et le cochon, je fais fort côté reniements !

Le gras (mais non, docteur, c’est pas une obsession, je vous assure) s’était imprégné dans le pain, et bon sang, j’en ai des frissons rien que d’y penser. Si le bonheur a un nom, est-il celui-là ? Combien de fois, si absorbée par ma lecture ou mon vorace appétit, n’ai-je même pas remarqué que les vaches étaient rentrées seules à l’étable, tels de petits chiens parfaitement dressés. C’était alors la fraîcheur de la nuit - approchant à pas ténus au cœur d’étés que je sentais plus chauds que les actuels - qui me sortait de ma torpeur, rimant avec bonheur. Je crois bien que j’ai oublié ces souvenirs pendant plus de quarante ans.

Est-ce mauvais signe qu’ils se mettent à réapparaître soudain ? Ou simplement le triste constat que oui, je suis bien en train de prendre un sacré coup de vieux ? Thomas Bernhard a déjà répondu : « L’enfance est vite usée, vieillir c’est se rappeler son enfance ». Et merde !

Gracianne Hastoy

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