Avec Pierre, on aime cultiver les bisbilles. Sans quelques amicales anicroches, nos relations seraient lisses et tièdes. Alors, pour se prémunir de l’ennui qui guette ceux qui se connaissent depuis si longtemps, on débusque dans l’air du temps des sujets sur lesquels on discute et on se dispute.
Le dernier en date est minuscule, dérisoire mais aussi envahissant. Voilà, depuis quelques années, sur les places, dans les squares, dans les espaces publics des villes – et des villages aussi – fleurissent de maigres édicules de bois qu’il est convenu de nommer « boîtes à lire ». Le principe est simple : liberté et gratuité. Tout le monde est libre de déposer ou de prendre un livre dans la boîte et il n’y a rien à payer. Magique : le livre est libre !
Comme Pierre et moi sommes tous deux ardents défenseurs du livre et férus de lecture, il faudrait être sérieusement tordus pour trouver là un germe de discorde. Eh bien, on l’a trouvé !
C’est que Pierre et moi sommes tous deux amoureux des livres, mais des amoureux d’une texture différente : moi, j’ai mes amours paisibles et discrètes, lui, c’est un ayatollah de la passion !
Alors que je trouvais beaucoup de vertus à ces petites boîtes, Pierre – verbe haut et gestes amples – est parti dans ses indignations. Pour lui, ces boites ne sont au mieux, que la mise au rebut de la mauvaise littérature, et, au pire, la fosse commune de la bonne dans laquelle viennent chaparder quelques charognards pour en faire leur profit. Sur ce point, je n’ai pu contester son argument, ayant été récemment témoin de ce genre de pratique (1).
Mais pour atténuer les agacements de Pierre, je lui ai fait le récit de mes derrières errances urbaines : « Je flâne de moins en moins au hasard dans la ville : mon circuit est inconsciemment tracé par la présence des boites à lire… Je ne sais pas si je les connais toutes, mais celles que j’ai identifiées sont devenues des étapes nécessaires dans mon parcours. Chacune a sa personnalité. Je crois qu’elles sont les marqueurs de la sociologie du quartier dans lequel elles sont implantées. Il y a celle de l’église Saint-Joseph où l’on trouve des ouvrages d’analyse littéraire (beaucoup d’étudiants logent ici) ; celle du parc Lawrance est une boite de vieilles retraitées (avec ses historiettes d’amour infini, Harlequin y abonde) ; celle de Verdun est plutôt de tonalité technique ; celle du château – normal – parle beaucoup d’histoire…
Et puis, il y a cette boîte, très loin de l’agglomération et du vacarme automobile. Elle est lovée sous un chêne qui borde un sentier de promenade. Ici, tout respire la quiétude ; on entend seulement quelques cuicuis d’oiseaux, le gave qui chuinte et deux, trois rires de bambins… La boîte a trois étagères, toutes abondamment garnies. Une personne férue de classement a dû passer par là car le désordre habituel en la matière n’est plus de mise. Sur l’étagère du bas, celle qui est à portée de main d’enfant, on trouve des Mickeys, des Placid et Muso, Max et les maxi-monstres, Louis a la bougeotte, Sèche tes larmes petit lapin, un Poil de carotte et un Petit Prince aux pages fripées à force d’être lues… L’étagère du milieu est garnie de romans policiers (banal : c’est le genre de livre dont on se débarrasse le plus facilement une fois lus), et l’étagère supérieure est étonnante ; j’ai eu là mon lot de belles surprises. Je vais passer toute mon après-midi à naviguer de cette étagère au banc tout proche. Je me suis fixé une règle : je ne choisis pas, je fais confiance au hasard : je lance la main et je prends le premier livre qui me vient sous les doigts et je lui consacre au moins un quart d’heure de lecture. Voici le résultat : Le chant du bourreau (Norman Mailer), Des choses cachées depuis la fondation du monde (René Girard), L’Homme que l’on croyait (Paul Pavlowitch), La Désirade (Jean-François Deniau), C’est moi qui souligne (Nina Berberova) et Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (Wladimir Jankélévitch) à qui j’ai réservé un sort particulier : celui-là, je ne l’ai pas remis sur son étagère, je l’ai gardé pour moi et sa lecture méticuleuse peuple une grande partie de mes nuits. Comme il est noirci de notes maintenant, il ne retrouvera plus jamais le chemin d’une boîte à livres. Il est devenu un de mes copains de chevet. »
(1) J’avais déposé dans une boite un beau livre de voyage, je l’ai trouvé une semaine après dans les rayons d’un bouquiniste ayant pignon sur rue au prix de 8 euros.
Martí Bouet
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