Le devoir de mémoire contient un piège : s’obliger à « savoir », c’est croire que l’on comprend, et se fige ainsi le souvenir ; c’est s’illusionner sur le « plus jamais ça ! » ; c’est ne pas admettre qu’Auschwitz et Hiroshima ne sont pas des parenthèses de notre histoire ; c’est ne pas accepter d’entendre que cette puissance apocalyptique, nous la portons – tous ! – au fond de nous.
L’Histoire nous enseigne dit-on, mais que son magistère est confus, incertain, contradictoire ! Parfois des évidences jaillissent, inattendues… C’est ainsi que nous savons, que, contrairement à une croyance trop naïvement admise, tous les siècles ne durent pas cent ans. En faut-il un exemple ? Tenez… Le XXème siècle – mon siècle ! – seules 31 années et 5 semaines vont lui suffire, entre le 28 juin 1914 et le 6 août 1945, entre Sarajevo et Hiroshima, 11.351 jours durant lesquels les hommes vont jouer et jouir à tuer des hommes, à rendre industrielle la boucherie des corps et des consciences, à jeter hors du temps et de la mémoire des millions de vies (70 millions, parait-il).
Aussi faut-il veiller sans cesse à ne pas calomnier son temps par ignorance de l’Histoire. Sommes-nous délivrés du jeu tragique des haines, de ces ennemis si anciens qu’on les disait héréditaires ? Nous le savons maintenant : la réponse à la Grande guerre ne fut pas l’armistice – cette paix sans avenir pour clore cette guerre sans nécessité – mais, quarante années plus tard, la patiente et entêtée entreprise de construction européenne qui ne pouvait être le fait que de deux pays vaincus. Nous avons désappris à penser la guerre, faisant comme si la paix était un état naturel.
Mais, le 24 février dernier, a surgi Poutine et sa cohorte de guerriers, de chars d’assaut, de missiles… Cette fichue guerre – obstinément – a fait son bruyant retour en Europe et chacun, en Ukraine, en Russie compte ses héros morts qui vont encombrer les cimetières… Réveillons-nous !
Prenons le temps de lire attentivement, lorsque nous traversons une ville ou un village, la longue litanie des noms gravés sur les monuments. Ils sont 38 dans mon village. En réalité, pour leur être fidèle, il ne faut pas dire que le nombre de victimes de la guerre est de 38 – ce qui donne de la réalité une vision un peu abstraite ; ce n’est jamais qu’un nombre ! – mais il faut préciser que c’est 38 fois un homme qui a été sacrifié.
Il est là notre devoir de mémoire. Ne pas oublier que ces noms étaient des hommes de chair et d’os. Des individus. Et même, aller plus loin… regarder leurs prénoms. Parce que c’est par son prénom que la mère, la femme ou l’amante appelait celui qui n’est pas revenu.
* La Stolperstein, littéralement pierre d'achoppement, redonne une place dans l'espace public à celui qui a disparu.
Martí Bouet
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