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DEMAINCe que la philosophie peut nous apprendre

Pour changer un peu des analyses économiques et médicales de la situation, PresseLib’ est parti en quête d’un « diagnostic » un peu différent sur l’épidémie et ses conséquences...
PHILO RODIN
Que peut nous apporter la démarche philosophique en ces temps bousculés ? Quels enseignements tirer des écrits de nos grands penseurs ? On en discute avec Vincent Renault, professeur agrégé de philosophie en classe préparatoire littéraire au lycée Louis Barthou de Pau.

Vincent Renault

Au lycée Louis Barthou, où l’on forme nos jeunes préparationnaires des filières scientifique, économique et littéraire en vue des concours d’entrée des grandes écoles, l’épidémie fournit matière à se creuser les méninges. Un exemple : les étudiants de 2ème année en MP tronc commun informatique (Maths Spé), ont travaillé avec leur professeur Cyril Charignon à une modélisation de la propagation de l’épidémie. Amateurs d’équations différentielles, ça se passe ici – cliquez !

Et pour ceux qui comme nous n’auraient pas la bosse des mathématiques, nous avons demandé à Vincent Renault, professeur de philosophie des classes d’hypokhâgne et de khâgne du lycée palois, de nous aider à « méditer » un peu sur la période que nous traversons. Parmi les innombrables pistes de réflexion suggérées par cette épidémie de coronavirus, nous en avons retenu une poignée. Mais la liste n’est évidemment pas exhaustive…

1 - Une crise et des confinements

Le grand confinement : c’est par cette expression que l'économiste en chef du FMI, Gita Gopinath, a récemment désigné la crise que nous connaissons. Mais que vaut ce singulier ?

« On est un peu gêné par cette idée d’un unique confinement. Mais il y a plutôt des confinements, une pluralité de confinements. Mon expérience du confinement, en tant que professeur, n’est pas celle des malades, ou de ceux qui craignent de perdre un emploi précaire, ou des familles qui n’ont pas les moyens qui permettraient à leurs enfants de poursuivre sereinement leur scolarité. Voilà qui aide à relativiser les difficultés ordinairement pointées, comme le simple fait de rester chez soi », note Vincent Renault, qui a aussi constaté avec ses étudiants des disparités dans la pesanteur des implications du confinement éprouvée par chacun.

[caption id="attachment_40391" align="alignright" width="266"] Lycée Louis Barthou[/caption]

Ainsi pouvons-nous commencer à penser les choses dans leur globalité tout en les relativisant un peu, dans cette période instable où tout ne va plus de soi, où toutes les routines sont cassées et où « nous découvrons que le monde n’est pas nécessairement ce que nous croyons, que le monde n’est pas seulement notre expérience du monde ».

Dans l’optique de relativiser, tout en gardant conscience de la souffrance que représente le confinement pour certains, le moment est aussi idéal pour s’intéresser aux témoignages de ceux de nos grands-parents qui ont connu la vraie guerre…

Pour nous aider à encaisser plus sereinement le choc d’instabilité en temps de crise, le professeur nous propose de lire ou de relire l’atomiste romain Lucrèce et, plus près de nous, un très bel essai de notre Montaigne régional (Essais, livre III, essai II, « Du repentir »), qui nous renseigneront fort à-propos « sur l’instabilité que cache la stabilité globale, sur les nombreuses petites causes dont dépend ce monde qui nous semble normal parce que normé, ordonné ».

On en profitera pour se souvenir que le grand Montaigne, chantre de la mesure au temps des guerres de religion, avait tranquillement joui du confinement de ses vieux jours dans la bibliothèque de son château périgourdin. Amusant d’opposer à nos « confinements subis » de citoyens du troisième millénaire ce « confinement choisi » de bien des grands philosophes qu’on voit heureux de se retrouver avec eux-mêmes pour penser…

Là-dessus, Vincent Renault nous renvoie à un autre exemple : Jean-Jacques Rousseau séjournant sur l'île Saint-Pierre, en Suisse, et se réjouissant de son isolement, dans la cinquième promenade de ses célèbres Rêveries : « J'aurais voulu qu'on m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie, et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le monde j'en eusse oublié l'existence et qu'on y eût oublié la mienne aussi ».

Mais pour Rousseau, il s’agit peut-être moins ici de « se couper du monde » que de s’ouvrir à lui en se coupant de la mondanité…

2 - Éthique, liberté et responsabilité

C’est l’un des aspects les plus satisfaisants de cette obligation de confinement : « Le confinement signifie que nous assumons pleinement et collectivement la protection des plus vulnérables au virus. C’est en quelque sorte la victoire, temporaire ou non, d’une éthique de la protection du vulnérable sur une éthique de la compétition. Cela dit, nous devons aussi nous demander si nous protégeons bien toutes les vulnérabilités : qu’en est-il des sans-abris, de ceux que la crise fait décrocher, que ce soient les employés précaires ou les petits entrepreneurs ? »

En d’autres termes, s’il est appréciable de voir que nous savons accepter de renoncer à certaines libertés par solidarité, il nous faut être plus vigilants que jamais en tant que citoyens, en particulier au chapitre des effets collatéraux de la stratégie de confinement. « Dans l’urgence, pas de distance : l’État lui-même peut facilement être dans l’erreur ; notre responsabilité de citoyen est d’autant plus grande ».

Toutes proportions évidemment gardées, cette responsabilité totale fonde la liberté totale d’action dont parlait Sartre lorsqu’il affirmait, un brin provocateur, que « nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’occupation ». Réjouissons-nous donc : nous nous rendons compte que nous avons toute latitude pour agir en faveur du bien commun, et qu’au-delà de nous en remettre aux autorités, nous pouvons déterminer le cours des choses par nos propres actions.

Car nous nous en rendons quand même un peu compte : « La situation de confinement, paradoxalement, a enrichi les relations interpersonnelles et entraîne une forte présence du collectif ». Une idée qui n’a rien d’abstrait : en témoigne le nombre d’initiatives citoyennes d’entraide recensées ces dernières semaines, structurées collectivement à travers les réseaux sociaux et avec les moyens du bord.

À l’arrivée, alors que notre sentiment premier serait plutôt celui d’un enfermement ou d’une perte de liberté, nous réalisons que la liberté peut aisément naître dans un cadre contraint tel que celui que nous connaissons actuellement. Et oui, même confinés, nous sommes libres d’agir. Voilà un bel enseignement…

3 - Parole médicale et « biopouvoir »

Alors que le philosophe André Comte-Sponville s’inquiétait récemment sur France Inter du risque de « faire de la santé la valeur suprême de notre existence » en lieu et place de valeurs comme la liberté, la justice ou l’amour, déplorant notamment l’omniprésence de la parole médicale en ce moment, on a demandé au professeur de philosophie ce que ces réflexions lui inspiraient.

« Il ne faut certes pas sous-estimer le danger que représenterait un regard excessivement médical sur la société. Nous sommes bien sûr obligés de tabler sur certaines compétences en virologie et en épidémiologie, mais le maintien d’une distance est important dans la prise de décisions impliquant la société dans son ensemble. La santé est une finalité, mais pas la seule », explique Vincent Renault, qui rapproche ces réflexions de celles de Michel Foucault autour d’un biopouvoir.

Ce biopouvoir est celui qui s’exerce sur nos corps d’être vivants, et par ricochet sur la population dans son ensemble. Chez Foucault, assez critique vis-à-vis des institutions médicales, ce pouvoir s’est substitué au droit de vie ou de mort d’ancien régime. Autrefois, le pouvoir sur la vie était un pouvoir de l’Église. L’État moderne (dès le XVIIIe avec l’apparition du souci de l’économie) acquiert ce pouvoir sur la vie (sur les manières de vivre), alors qu’il n’avait qu’un pouvoir sur la mort (droit de mettre à mort).

On peut se faire une idée de ce biopouvoir à petite échelle, à travers des contraintes comme les mesures de distanciation et d’hygiène actuelles, ou le fait d’imposer aux malades de s’éteindre à l’hôpital et non parmi les leurs, à cause du risque de contagion. Or « nous devons prendre garde aux deux risques de réduire l’être humain à son seul corps et de laisser trop de latitude à ce biopouvoir en donnant les rênes de la société à la médecine ».

Par les temps qui courent, la médecine est évidemment capitale, mais les médecins sont les premiers à savoir qu’ils exercent historiquement un art plutôt qu’une science exacte dont les prédictions se réaliseraient immanquablement. Les plus brillants cancérologues essaient des traitements, tâtonnent, expérimentent, et ils sont souvent les premiers surpris par tel cas de rémission spectaculaire lié à telle thérapie.

On observe d’ailleurs très bien qu’en ce moment, il n’y a pas au sein de la communauté médicale de consensus concernant le traitement médicamenteux du virus. Des exemples comme le scandale du Mediator sont là pour nous rappeler le risque de confondre parole médicale et parole d’Évangile…

4 - Esprit critique et monde d’après

C’est un fait : la crise du coronavirus a ébranlé nos certitudes. Or c’est là un des fondements de l’esprit critique : remettre en question notre prétention à la certitude. Dans une période qui se caractérise justement par l’incertitude du lendemain, l’esprit critique et le refus de s’enfermer dans l’opinion sont plus importants que jamais.

« Mais il faut encore bien définir de quel esprit critique on parle. Le véritable esprit critique doit pouvoir s’affranchir de tout arrière-plan dogmatique. Il faut se méfier d’un esprit prétendument critique qui cache un fort dogmatisme dans son appétit de certitudes », explique Vincent Renault.

On peut prendre pour exemple les critiques actuelles sur le fait que les meilleures réponses (dépistage massif, masques, etc.) n’aient pas été anticipées et apportées tout de suite par les autorités. Ces critiques peuvent comporter un danger : « elles engendrent une demande anxieuse de réponses sûres et certaines de la part de la population. Or rien ne peut être sûr et certain dans des périodes comme celle-ci, et nous sommes d’ailleurs les premiers à ne pas avoir anticipé cette crise. Le risque d’exiger des réponses sûres et instantanées peut entraîner chez le politique un discours promettant ces réponses absolument sûres ». Tout cela peut créer une forme de surenchère, de cercle vicieux et de dogmatisme, alors que nous devrions plutôt reconnaître et accepter nos limites.

On se rappelle de l’état d’esprit du public lors de la polémique autour du stock de masques destinés à faire face au virus H5N1. On se rend bien compte que nous étions très peu nombreux, avant cette crise, à imaginer qu’ils pourraient bientôt se révéler d’une si cruciale utilité. En deux mots, nous devons rester humbles pour délibérer de la façon la plus constructive possible.

Ce sera d’ailleurs l’une des conditions de ce « monde d’après » dont on entend beaucoup parler en ce moment. Là-dessus, « sans doute faut-il éviter ces deux postures qui consisteraient, l’une à croire que tout doit changer, au risque de se contenter d’imaginer un monde d’après de simples mots, l’autre de chercher les moyens de faire que tout reste comme avant. Pour donner un sens à cette crise, il vaut peut-être mieux ne pas se distraire avec de grandes résolutions que nous ne saurions tenir, et plutôt retenir que par notre volontarisme, nous pouvons accomplir des tas de petites choses ».

La philosophie, au passage, ne peut avoir la prétention de nous dire comment nous devons penser ce monde d’après, s’il faut qu’il soit plus ou moins écologique ou centré sur telles ou telles valeurs, etc. En revanche, elle nous rappelle l’importance de la délibération individuelle et collective pour les décisions sortant du cadre de la routine. Ce qui n’est déjà pas si mal…

5 - Un nouveau rapport au temps

Cela aurait pu être un sujet de philosophie pour le bac de cette année : en quoi le virus a-t-il changé notre rapport au temps ? Si l’on parle du temps que nous éprouvons quotidiennement, nous l’éprouvons surtout d’un point de vue calendaire, bercés par les heures de la journée, les cycles des saisons et la succession des années. Mais « le temps au sens le plus plein, c’est l’imprévisible, le bouleversant ».

Pour le dire autrement, c’est cette vague d’événements inattendus qui se succèdent et prennent le pas sur la succession plus monotone des faits selon nos repères temporels habituels. Cette perception du temps autour d’événements nouveaux se manifeste par exemple quand nous parlons d’« avant le confinement » ou d’« après le déconfinement ».

Pour notre professeur, tout cela rappelle un peu un modèle de Jankélévitch, qui distingue trois états de perception du temps dans « L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux ».

Le philosophe écrit ainsi que « l’Aventure, l’Ennui et le Sérieux sont trois manières dissemblables de considérer le temps. Ce qui est vécu, et passionnément espéré dans l’aventure, c’est le surgissement de l’avenir.

« L’ennui, par contre, est vécu plutôt au présent : certes l’ennui se réduit souvent à la crainte de s’ennuyer, et cette appréhension, qui fait tout notre ennui, est incontestablement braquée vers le futur ; néanmoins le temps privilégié de l’ennui est bien ce présent de l’expectative qu’un avenir trop éloigné, trop impatiemment attendu a vidé par avance de toute sa valeur : dans cette maladie l’avenir déprécie rétroactivement l’heure présente, alors qu’il devrait l’éclairer de sa lumière.

« Quant au sérieux, il est une certaine façon raisonnable et générale non pas de vivre le temps, mais de l’envisager dans son ensemble, de prendre en considération la plus longue durée possible ».

On peut ajouter qu’à la question d’un temps s’ajoute celle de la manière de l’employer. Là-dessus, on peut conseiller une lecture du texte simple et lumineux de Sénèque sur la Brièveté de la vie.

Et au chapitre de l’emploi du temps, on ne peut que laisser le mot de la fin au professeur : « La philosophie a toujours insisté sur l’erreur de la notion de destin : rien à faire, se dit-on, puisque nous ne décidons pas des événements. C’est ce qu’on appelle l’argument paresseux, que Cicéron décrivait dans Du destin. Or si l’inattendu nous donne le sentiment de notre impuissance, en réalité c’est justement alors que le choix fait sens, c’est la crise qui nous appelle à la délibération et à la décision, c’est là que nous participons à l’avenir ».

Autre temps, donc, où nos destinées semblent moins figées que jamais. Charge à nous de nous en rappeler !

Références

  • Lucrèce : De la nature, livre I – cliquez ici
  • Montaigne – cliquez ici
  • Rousseau – cliquez ici
  • Comte-Sponville – cliquez ici
  • Foucault : Histoire de la sexualité, I : La Volonté de savoir, « Droit de mort et pouvoir sur la vie ».
  • Jankélévitch : L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, 1963.
  • Cicéron : Traité du destin, XIII - cliquez ici
  • Sénèque - cliquez ici

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