Et les confits sont d’oie, de canard, de porc. Être confiné au-dessous de la Loire, c’est l’être avec, à portée de la main, ces viandes succulentes conservées dans des pots en grès. Des pots en grès qui, dans les cimetières du Gers, finissent leur vie sur les tombes où ils tiennent lieu de vases. Au-dessous de la Loire, même les morts font du cholestérol.
Confinés, nous savourons du confit, en discutant, à l’heure du « light » généralisé, des mérites comparés de la graisse d’oie et de celle de canard.
Confinés, nous ne pouvons faire nos courses aussi souvent que nous le souhaiterions, ni vagabonder devant les rayons. Il faut dans ces conditions manger obligatoirement quelque chose qui « tienne », comme disait ma grand-mère. Deux œufs frits à la graisse d’oie ou de canard, ça « tient ».
Tenir, au-dessous de la Loire, est une obsession, une façon d’exister. Ici, confinement ou pas, il faut toujours tenir. Surtout devant, au rugby. Les piliers du Sud-Ouest - n’est-ce pas un pléonasme ? - ont toujours eu un bon coup de fourchette, au sens propre comme au sens figuré. Le sens figuré est le plus intéressant en ces temps d’épidémie. Faire une fourchette sous une mêlée, c’est-à-dire planter deux doigts français dans deux yeux anglais, est en effet un geste barrière.
Le temps qui passe n’en fait pas des caisses, et personne n’a, ici, les yeux rivés sur les écrans et les horloges, sur ces aiguilles dont Verhaeren disait qu’elles étaient cruelles. Le temps qui passe nous fout la paix, et le temps qui dure nous enveloppe. Être confiné au-dessous de la Loire, c’est l’être dans une page de Giono, bref, c’est ne pas l’être.
Comment ne pas tenir jusqu’au 11 mai ?
Je suis un écrivain confiné, certes, mais au-dessous de la Loire, ce qui change tout. Nous entretenons avec les mots un rapport singulier, un rapport gourmand, nous les savourons, nous aimons leur chair et leur jus.
Au-dessus de la Loire, on prononce « confin’ment ». Au-dessous de la Loire, on fait parler le e muet, et l’on dit « confineument ». Ça change tout.
On entend en effet « fine » dans confinement. Et fine, qui est, au-dessus de la Loire, un simple adjectif qualificatif comme l’indique la grammaire et le rappellent les instituteurs, est, au-dessous de la Loire, un substantif, que dis-je, un nom propre : Fine. La Fine d’Armagnac ou celle de Cognac.
Être confiné au-dessous de la Loire, c’est l’être, avec, sur la nappe blanche, loin des consignes, la bouteille de Fine. Comment, dans de si avantageuses conditions, ne pas tenir jusqu’au 11 mai ?
Déconfinement, déconfinement ! Je note que ce substantif trimballe lui aussi dans ses syllabes le mot « fine ». Pangloss a raison : tout est mieux dans le meilleur des mondes possibles, surtout au-dessous de la Loire.
Confiné, je me balade un peu plus que de coutume dans les dictionnaires. Je note que l’adjectif « confiné » a pour voisin le verbe « configurer » et le substantif « confins ».
C’est important, les voisins, sur les deux rives de la Loire. Ça dit des choses, les voisins.
Premier voisin : « configurer ». Un drôle de voisin, celui-là, un vrai danger. Ils veulent profiter du confinement pour nous configurer, nous enfermer dans leur monde peuplé d’algorithmes et d’acronymes : TAFTA, CETA, GAFA. Nous acceptons, sur les deux rives de la Loire, d’être confinés provisoirement, le temps d’une épidémie. Mais voulons-nous être attachés, enchaînés pour toujours à leurs poteaux numériques ? Mais voulons-nous vivre escortés, accompagnés, « tracés », aujourd’hui et demain ? Voulons-nous vivre cloués au sol et privés de ciel ?
L’autre voisin, dans le dictionnaire, c’est « confins ». Confins, c’est une autre histoire, une histoire très ancienne, une histoire de terres lointaines. Aux confins, loin de tout, loin des terres habitées.
Existe-t-il encore des terres lointaines ? Oui. On n’accède pas à ces terres-là, à ces îles-là à l’aide d’une application que l’on installe dans son smartphone comme le prétendent les opérateurs et le marché. Ils n’offrent, eux, que de la distraction, des chemins virtuels qui tous mènent à la marchandise.
Pour atteindre les confins, les terres lointaines, pour s’y perdre et s’y retrouver, il faut demander de l’aide à celle qui, bien avant le confinement, a été déclarée persona non grata : l’imagination.
L’imagination a été reconduite à la frontière. Elle n’avait plus sa place dans ce pays. La preuve : seuls comptent dans l’Hexagone les romans qui se nourrissent d’ « une histoire vraie » et le revendiquent sur le bandeau rouge et la quatrième de couverture. « Cette histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout de l’autre », de Boris Vian, c’était avant. Avant la chasse à l’imagination, avant que l’imagination ne soit jetée en prison.
L’homme confiné, c’est l’homme sans imagination. Réarmons notre imagination pour échapper à tous les confinements, pour aller vers nos confins, nos lointains.
Comment réarme-t-on son imagination ? En lisant les poètes. Je relis Guillaume Apollinaire, je relis Pierre Reverdy, je relis Jean-Claude Pirotte, je relis Philippe Jaccottet, Eugène Guillevic, et la terre et le ciel, et le rêve et les nuits font leur retour en moi.
Je suis déconfiné. Bien avant le 11 mai.
Christian Laborde
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