La frégate La Méduse - 46,93 mètres de long (de conception proche de celle de l'Hermione)
Le peintre de 27 ans a immortalisé le calvaire des rares survivants qui ont passé 13 jours sur un radeau de fortune affrontant la faim, la folie, les flots souvent déchaînés de l'océan. Le souvenir d'un tel drame appelle un retour sur l’histoire…
Aux premières heures du 17 juin 1816, une expédition de 4 bâtiments : la frégate La Méduse, la corvette L'Écho, le brick L'Argus et la gabare ou flûte La Loire, appareille de l’île d’Aix, direction Saint Louis du Sénégal.
La France vient de récupérer ses comptoirs au Sénégal occupés par les Britanniques pendant les guerres de l'Empire. Louis XVIII y envoie des colons. La Méduse, avec à son bord quelque 400 personnes dont le gouverneur de la colonie, des fonctionnaires, des familles, des soldats et des hommes d'équipage, est commandée par Monsieur de Chaumareys, âgé de 53 ans. Ce dernier, alors qu'il n'a pas navigué depuis 25 ans, a remplacé, à la faveur de la Restauration en 1815, le précédent commandant bonapartiste.
Le 2 juillet, conséquence d'erreurs graves et répétées d'appréciation de route, la frégate s’échoue sur le banc d’Arguin au large des côtes mauritaniennnes, tandis que les autres bateaux arriveront à bon port.
[caption id="attachment_121265" align="alignleft" width="244"] Plan du radeau 20 x 7 mètres dessiné par Savigny et Corréard (en 2014 le musée de la Marine de Rochefort en a réalisé une réplique)[/caption]
Deux survivants du naufrage, Messieurs Corréard, ingénieur géographe, et Savigny, chirurgien, en ont fait un récit édifiant dont nous citons quelques extraits. Ils relatent la somme d’événements et d’incompétences de la part du commandant relevés au cours des premiers jours de navigation et leur faisant craindre le pire, jusqu'à « l'apothéose » de l’échouage fatal.
Et ce n’est pas fini. Lorsqu’il s’agit de monter dans les chaloupes, bien sûr en nombre insuffisant, le commandant et les représentants officiels, dont le gouverneur de la colonie du Sénégal, s'installent en tête du convoi qui embarque 233 passagers. « Au reste, la manière dont M. de Chaumareys abandonna tout son monde acheva de le montrer au-dessous de ses fonctions, ainsi qu’on avait déjà pu le juger durant tout le cours de la navigation. La lâcheté avec laquelle on le vit, dans cet instant critique, trahir tous ses devoirs, manquer non-seulement aux obligations de sa place, mais même aux droits les plus sacrés de l’humanité, excita un soulèvement général d’indignation », écriront plus tard Savigny et Corréard.
Tandis que dix-sept marins et soldats refusent de quitter l’épave, les quelque 150 personnes restantes vont se confiner sur un radeau de 20x7 mètres, fabriqué à partir de bouts de mâts et de planches du bateau.
Initialement amarré aux chaloupes pour être tracté, le radeau se retrouvera finalement à la dérive. Corréard et Savigny expliqueront sans fard que le radeau a tout simplement été « abandonné » quelles qu'en soient les raisons...
[caption id="attachment_121266" align="alignright" width="270"] Carte des routes de la frégate La Méduse, de la corvette L'Echo, des canots et du radeau[/caption]
La Machine, ainsi que les naufragés ont surnommé le radeau, emporte quelques barriques de vin et d’eau, des provisions de biscuits. Elle dérivera du 5 au 17 juillet.
L'ordre des préséances prévalant malgré tout... officiers et fonctionnaires s'installent au centre du radeau, plus stable. Les soldats et les autres passagers, dont des enfants et une femme, se répartissent sur les bords du radeau partiellement immergé par le poids qu’il supporte.
Ajoutons-y la violence de la mer certaines nuits et les lames qui s’abattent sur l’embarcation ; les beuveries et l’indiscipline d’un grand nombre de naufragés ; la faim qui se fait sentir dès le troisième jour... L’alcool et la folie aidant, des rébellions éclatent, faisant plusieurs dizaines de morts.
Au bout d'une semaine, il n’y a plus que 30 survivants et les rations de nourriture s’épuisent. Au sixième jour, un « conseil de guerre » décide alors que 12 d’entre eux, trop faibles, seront jetés à l’eau. « Mais la décision prise, qui osera l’exécuter ? L’habitude de voir la mort prête à fondre sur nous, la certitude de notre perte infaillible sans ce funeste expédient, tout, en un mot, avait endurci nos cœurs devenus insensibles à tout autre sentiment qu’à celui de notre conservation », notent encore les deux rescapés.
De soustraction en soustraction, lorsque, le 17 juillet, le bateau L’Argus trouve enfin le radeau, il n’y a plus que 15 survivants dont 5 mourront d’épuisement à peine débarqués à Saint Louis.
Quant aux 17 restés sur le bateau échoué, il n’y en aura plus que 3 lorsqu’ils seront retrouvés... fin août.
[caption id="attachment_121268" align="alignleft" width="342"] Etude de portraits de Corréard et Savigny - 26x40 cm Metropolitan Museum of Art, New York[/caption]
Dans les mois qui suivent le docteur Savigny rédige, pour le ministère de la Marine, un premier rapport sur ce qu'il s'est passé, n'omettant aucun détail. Par quelque indiscrétion le texte est publié dans la presse et le scandale du naufrage provoque dans l’opinion une émotion, que l’on peut imaginer, autant par l’incompétence du commandant et les manquements des représentants de l'Etat que par les actes d’anthropophagie des survivants sur les corps des malheureux décédés.
Ce naufrage est aussi celui du gouvernement de Louis XVIII. Le ministre de la Marine démissionne, le commandant de Chaumareys, jugé devant une cour martiale à Rochefort, sera condamné à « être rayé de la liste des officiers et à ne plus servir » et à 3 ans de réclusion de 1817 à 1820.
Savigny et Corréard, reconnaissants, écrivent : « Que pourrait ajouter notre faible voix aux accents éloquents dont a retenti, dans la session précédente, la tribune de la Chambre des députés, lorsqu’un membre, ami de la patrie et de sa gloire, y signala les aberrations du ministère de la Marine, et s’éleva contre ces ombres d’officiers que la faveur portait aux postes les plus importants. Il représenta, avec raison, combien il était préjudiciable au gouvernement que le commandement des vaisseaux et des colonies fut distribué au gré du caprice et pour satisfaire les prétentions d’un vain orgueil, tandis que les officiers expérimentés étaient ou méconnus ou dédaigneusement repoussés, condamnés à ne plus figurer que sur les états des demi-soldes, des réformes, des retraites, même avant que le temps les eût appelés à un repos nécessaire ou du moins légal ».
[caption id="attachment_121267" align="alignright" width="224"] Portrait de Théodore Géricault (1791-1824) par Horace Vernet, vers 1822-1823[/caption]
Fin 1817, de retour d'un long voyage d'étude en Italie, Géricault découvre l'ouvrage retraçant l'expédition et le naufrage de La Méduse et l'émotion encore vive dans l'opinion.
C’est dans ce contexte que le peintre, qui s’est déjà fait un nom par la précocité de son talent, choisit de peindre le Radeau de La Méduse.
Pendant près d'un an il s'imprègne du sujet, rencontre Savigny et Corréard afin de mieux saisir le ressenti des naufragés, séjourne quelques temps au Havre pour observer la mer, le ciel et les tempêtes d'hiver.
Pour peindre au plus juste les corps des mourants et des blessés, il se rend à la morgue de l'hôpital Beaujon réaliser des études d'anatomie de cadavres, étudier des visages de mourants.
[caption id="attachment_121269" align="alignleft" width="253"] Etude de pieds et de main - 52x64 cm - musée Fabre, Montpellier[/caption]
Puis il s'isole dans son atelier du Faubourg-du-Roule et peint de novembre 1818 à juin 1819.
Le peintre choisit d'immortaliser l'instant où renaît l'espoir lorsque les survivants aperçoivent un bateau, qui est en fait L'Argus, et se ruent sur les quelques bouts de tissus qu'il leur reste pour les attacher au sommet d'un amas de barriques.
Pour la représentation des personnages, il fait poser des proches dont le peintre Eugène Delacroix, son assistant Jamar, mais aussi trois rescapés : le charpentier Lavillette, Corréard et Savigny dont, par ailleurs, la description du radeau permet à Géricault d'en construire un modèle réduit.
[caption id="attachment_121270" align="alignright" width="360"] Composition pyramidale[/caption]
La composition de l'oeuvre repose sur 3 structures pyramidales majeures révélant, en opposition, l'élan de vie et d'espoir des personnages tendus vers la voile à l'horizon et les corps gisant des blessés et des mourants. Le tout sur une toile de de 35 mètres carrés.
Le tableau est présenté au Salon de 1819 dont il est la pièce majeure, mais la censure a imposé le titre de Scène de naufrage pour ne pas froisser la monarchie. Le public est fasciné par cette vision de l'horreur que fut le terrible naufrage dont il a tant entendu parler ; il en a sous les yeux la cruelle évocation.
[caption id="attachment_121271" align="alignleft" width="300"] Esquisse pour Le Radeau de la Méduse - 38x46 cm - musée du Louvre[/caption]
Mais l'oeuvre provoque une double controverse.
Artistique, entre les tenants de la beauté idéale du néo-classicisme qui se disent dégoûtés par cet « amas de cadavres » et les tenants du courant romantique qui traduit davantage l'expression des passions.
Politique ensuite, entre les monarchistes et les libéraux anti-royalistes, le radeau symbolisant pour ces derniers l'abandon de ses sujets par la monarchie.
Le tableau reçoit néanmoins une médaille d'or au Salon, mais ne rejoint pas les collections nationales. La toile est démontée et roulée pour retourner dans l'atelier de l'artiste.
L'oeuvre connaîtra cependant un succès retentissant en 1820, à Londres, où plus de 40 000 visiteurs viennent l'admirer.
[caption id="attachment_121273" align="alignright" width="189"] Autoportrait[/caption]
Géricault meurt en 1824, à l'âge de 33 ans, d'une tuberculose osseuse aggravée par plusieurs chutes de cheval. A l'image de bien des peintres romantiques la passion guidait sa vie.
Dans son journal Eugène Delacroix écrit : « Il a gaspillé sa jeunesse. Il était extrême en tout. Il n'aimait à monter que des chevaux entiers et choisissait les plus fougueux ».
Quelques mois après la mort du peintre, le musée du Louvre acquiert le tableau qui est toujours l'une des pièces majeures de ses collections.
[caption id="attachment_121282" align="alignleft" width="326"] Le Radeau de la Méduse – 491 x 716 cm – musée du Louvre[/caption]
Mais une nouvelle avarie guettait le radeau...
Géricault a eu recours à l'utilisation du bitume de Judée, une suie appliquée à l'arrière du tableau qui, en traversant la toile, rehausse la brillance de la couche picturale. Cette technique courante depuis le 18ème siècle se révéla désastreuse pour la conservation des oeuvres. La suie finissait par imprégner le lin de la toile, l'enduit et la couleur qu'elle noircissait de façon irréversible.
C'est pourquoi, dès 1860, le Louvre a fait réaliser une copie conforme du tableau en vue de prêt pour des expositions extérieures.
Aujourd'hui, on peut donc voir l'original au Louvre et sa copie au musée de Picardie d'Amiens.
Voilà très succinctement évoqués l'histoire et le contexte de ce tableau qui, aujourd'hui encore, génère une abondante et passionnante littérature quant au sens de la démarche du peintre et du choix de représentation des personnages qui méritent d'être étudiés.
Marie José et Philippe Bouscayrol
Informations sur la Galerie Bouscayrol – cliquez ici
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