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Billet d'humeur

Du goudron et des plumes pour les intellos, les artistes et autres inutiles

L'anecdote à venir m'a été rapportée par sa principale protagoniste (la maman), et sur le moment je n'ai pas voulu y croire. Voici donc une histoire (pas drôle du tout) qui se passe ici et maintenant. Dans une petite école de village perdu.

  • La maîtresse d'école : Il faut que je vous parle de votre fille...
  • La maman : Ah bon, elle a fait quelque chose de mal ?
  • La maîtresse d'école : Oui, enfin non... Il faudrait la changer d'école...
  • La maman (affolée) : Oh mon Dieu, ce doit être grave alors... Dites-moi ce qui se passe...
  • La maîtresse d'école (d'un ton de reproche) : Votre fille est... précoce !
  • La maman (surprise) : Euh oui, en effet, elle adore l'école, étudier, lire...
  • La maîtresse d'école : Oui, eh bien justement, c'est ça le problème, elle est trop en avance, et oblige ses petits camarades à des rythmes qu'ils ne peuvent pas suivre. Il faudrait voir de la mettre ailleurs. Elle complexe toute la classe.

Si je ne connaissais pas la "maman" en question, j'aurais cru à une mauvaise blague ou à un sens narratif frôlant l'exagération caractérisée. Mais voilà qu'on m'a rapporté un autre phénomène (pas nouveau du tout, nous autres dinosaures générationnels y avons déjà été confrontés, il y a longtemps, au siècle dernier) qui prend de l'ampleur dans les cours de récréation. L'insulte caractérisée. Pas un de ces gros mots vulgaires ou de ces surnoms stupides qu'on nous colle à la récré pour ne jamais vraiment nous en débarrasser, non. Une vraie insulte méchante, dégradante, qui vous "catégorise" à tout jamais : espèce d'intello, va !

Une fois adulte, ce n'est guère mieux. On réclame comme une victoire de ne pas être intello. "Chui pas un intello, moi hein, suis aller (sic) à l'école de la vie." Elle me fatigue, cette petite phrase, si vous saviez. Car s'il ne faut pas condamner les manuels, et largement reconnaître leur "autre réussite", celle des mains, du savoir-faire, ne pas la sous-estimer, je ne vois pas non plus pourquoi on stigmatiserait a contrario les "intellectuels". À force de les rejeter, de les obliger à fuir sous d'autres cieux, on commence à en sentir l'effet néfaste sur le fonctionnement de la société. Franchement, un peu d'intelligence n'a jamais nui, que je sache. Un peu de culture et de savoir non plus. Ouhhhh les vilains mots que voilà !

Récemment, un sociologue de renom dont nous conserverons l'anonymat (on ne va pas lui faire avoir un procès, le pauvre !) expliquait que les "dérives" de notre société, les rejets, le retour du racisme rance, étaient des signes de médiocrité, et d'une intelligence générale sur le déclin. C'est pas moi qui l'ai dit, c'est lui, m'dame... Aïe, pas taper.

Mais voilà, notre monde n'aime pas les "inutiles". Et un intello, comme un artiste, ce sont des "inutiles". Le mot est lâché. Et des inutiles "poil à gratter" de nos consciences érodées par les mauvaises ondes de la culture au rabais distillée par les médias en général. Des êtres un peu marginaux qui osent l'ouvrir, et pointent du doigt là où ça fait mal. Les chaînes de télévision ont supprimé toutes les émissions cotées "intellos"  ou "culturelles" ou les ont reléguées à des heures indues, où le bon peuple se repose et dort.

Pourtant, René Barjavel avait raison de l'affirmer : "L'inutile et le superflu sont plus indispensables à l'homme que le nécessaire." Mais Barjavel n'est plus, et il n'est pas grand monde pour défendre ces maudits "intellos". Il ne leur resterait plus alors que l'évasion (pas forcément fiscale) comme recours, en sauvegarde personnelle. Ce doit être ce que l'on appelle "la fuite des cerveaux". Courage, fuyez !

Comment, en temps de crise qui plus est, redonner ses lettres de noblesse à la culture alors ? En employant un langage efficace : celui de l'argent ! Parce qu'en termes d'impact économique, la culture rapporte. Et du lourd. Les festivals de la région Aquitaine et Midi-Pyrénées, de Jazz in Marciac aux Francofolies de la Rochelle, en sont l'exemple criant. Tout comme les entrées dans les musées. Et côté intellos plus "matheux", on peut évoquer Cap Sciences à Bordeaux, destiné à diffuser au plan régional la culture scientifique (oh les gros mots ! Tu es bien triviale, la Hastoy, aujourd'hui !). Là, on parle d'un budget de 4,5 millions d'euros dont un million autofinancé. Et des CV de doctorants, d'anciens d'HEC, de patrons d'équipements culturels parisiens qui affluent en masse (le méchant diablotin qui se trouve à droite de ma tétougne me murmure qu'ils fuient la capitale parce que là-bas non plus, on n'aime plus les intellos, mais mon angelot de gauche, éternel optimiste mais un chouya radical, envisage de le faire taire en lui collant une grande claque !).

Alors, alors, si on vous dit que la culture rapporte, qu'elle est un placement sûr, vous considérerez peut-être les artistes, les intellos, les scientifiques, les chercheurs, et tous les inutiles réunis comme des valeurs sûres ?

C'est pas tout, je file lire le dernier roman de mon inutile préféré... Celui qui ne fabrique rien d'autre que du rêve, des mots, des idées alignées, et me donne tant de bonheur. Parfois plus que mon charpentier... Je sais, c'est honteux... D'ailleurs, ça tombe bien, j'ai honte.

Gracianne Hastoy

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