Je suis un enfant de la bulle. Les premières bulles étaient de savon. Nous étions miochons, assis dans les prés. Un peu d’eau savonneuse, un fil de fer tordu jusqu’à former à son extrémité un anneau, les filles soufflaient, et hop les bulles s’envolaient. Tout était léger, lumineux, à Aureilhan, près des vieux chênes, et le « vert paradis des amours enfantines » se paraît d’une couronne de bulles…
Il y avait les bulles qui s’envolaient, et celle que l’on coinçait. Cette bulle-là, Marcel Amont la célébrait dans une chanson qui faisait un tabac à la radio, le dimanche matin. On l’écoutait en déjeunant, avant d’aller à la messe. Il était question, dans la chanson d’Amont, d’un « Mexicain basané », « allongé sur le sol », « un sombrero sur le nez », « en guise en guise en guise….de parasol ! » Catholique, ce Mexicain l’était plus que nous : il prolongeait toute la semaine le repos dominical. La bulle « mexicaine » était celle d’un philosophe.
C’est la bulle que coinçait aussi Edouard Fachleitner, ce coureur du Tour de France, surnommé « Le berger de Manosque », qui, en 1947, dans le Tourmalet, ouvrait la route à son leader, René Vietto. Alors que tous escaladaient le col, les yeux rivés sur le cintre de leur guidon, Fachleitner accomplissait sa tâche d’équipier en contemplant les pics pyrénéens qui le dominaient. Le Tour de France était en train de se jouer – Robic venait d’attaquer – mais Edouard Fachleitner souhaitait jouir du paysage prodigieux qui s’offrait à lui. J’avais raconté cette anecdote à Louis Nucéra. Louis m’avait dit qu’elle était représentative de la « philosophie d’Edouard ». Edouard avait une classe folle mais, à ceux qui, pour cette raison, l’invitaient à se dépasser, à se lancer dans des raids audacieux, il s’empressait de répondre : « Je veux finir sur le banc avec les vieux à Manosque ».
Les bulles enfantines s’élevaient au-dessus de haies alourdies de mûres et bruissantes d’insectes, ces merveilleuses haies dont le poète Xavier Grall dénonçait l’arrachage. Les bulles enfantines montaient dans l’azur, portées par le chant de grillons que les pesticides ont rendus muets. Quant à la bulle « mexicaine », elle est la victime de choix des managers, des garde-chiourmes cravatés et vulgaires de la société ultramarchande. Ces gardiens du temple et des stock-options ne peuvent croiser un humain sans lui aboyer aux oreilles : plus vite, plus vite ! Et les courbes qui les font frissonner sont celles, non de la femme qui descend l’avenue, mais celles toujours ascendantes du péïbé.
Les bulles, dans la France d’aujourd’hui, ne sont que financières. Elles ne s’envolent pas : elles explosent. Quand elles explosent, des hommes qui travaillaient, des femmes qui travaillaient, se retrouvent au tapis. Ces hommes et ces femmes projetés au sol se tournent alors vers des gouvernants qui leur font tous la même réponse : « L’Etat ne peut pas tout ».
Les bulles, dans la France d’aujourd’hui, sont aussi « tropicales ». Coiffés de casques de chantiers, des hommes arrivent un matin devant une de nos vieilles forêts et s’exclament : on va arracher les arbres, faire pousser des bungalows, inaugurer une « bulle tropicale ». La forêt, ils ne l’ont même pas regardée. Ils ne connaissent pas son nom. Ils ne savent rien des arbres qui la peuplent et lui donnent sa couleur changeante, cette débauche de vert et d’or. Ils ne savent rien de l’amour qui la lie au vent, de leurs murmures, de leur chant. Quand ils voient une forêt, ils n’ont qu’une envie : la raser. Ils n’ont pas d’imagination. Ils n’ont lu aucun livre, récité aucun poème, écouté aucune mélodie. Ils sont eux-mêmes déboisés. C’est l’homme déboisé qui déboise la planète. A cet homme-là, la forêt fait peur. Et la « bulle tropicale » le rassure.
La forêt est une invitation à faire ce que l’homme gavé d’agendas et de sushis ne fait plus : se perdre. La forêt est riche de chemins dont on ne sait où ils mènent. Et tous ces chemins ont leurs senteurs, leurs odeurs : féminine est la forêt. La forêt est une invitation à errer, à écouter, à sentir, à regarder, à lever la tête. Et celui qui, en forêt, lève la tête, peut, entre deux cimes ourlées de pourpre, tomber nez à nez avec le ciel. Et le voici qui, ensorcelé, s’interroge : et si ce ciel que l’on dit vide était habité ? Voilà pourquoi les petits serviteurs de l’ordre financier, du business planétaire veulent à tout prix remplacer les forêts par des « bulles tropicales » : pour empêcher le citoyen devenu un client de se poser trop de questions, de méditer. La vie intérieure nuit gravement à la consommation.
Christian Laborde
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