Il y a plus de 160 ans, Angelo de Sorr faisait déjà un « buzz littéraire » en mourant deux fois, une première en tombant dans un gouffre des Pyrénées au cours d’une randonnée, et une seconde en disparaissant après un vol en ballon. La première fois, il ne crut pas bon de démentir la nouvelle de son décès, se figurant que ce canular gonflerait les ventes de son roman « Le Vampire », paru en 1852. La seconde fois, en 1857, la nouvelle ne fut pas prise au sérieux. L’écrivain prétendit ensuite avoir atterri dans le cimetière de Lodève.
Cette seconde disparition paraît trouver des prémices dans un passage des Pinadas, souvent qualifiés de « premier roman dédié au bassin d’Arcachon » : « Le ballon était gonflé, il ne restait plus qu’à le laisser libre, lorsque l’un des cordages qui soutenaient la nacelle vint à se détacher. Alors Daniel, garçon fort serviable du reste, au lieu d’en avertir un des préparateurs, s’élança lui-même auprès de l’aérostat, et, afin sans doute d’être plus à portée pour arracher le cordage, il entra bel et bien dans la nacelle ». Et Sir Edmund, le personnage principal du roman, explique n’avoir plus entendu parler dudit Daniel par la suite…
Un Girondin à Paris…
Et puis comme jamais deux sans trois, Sclafer mourut quand même pour de bon, le 16 décembre 1881 à Talence. Cadet de famille, il descendait par sa mère (une Villepreux) de l’ancienne aristocratie girondine. Comme beaucoup de ses homologues, il était monté à Paris pour y vivre de sa plume.
Il put y compter sur l’appui de son compatriote et ami Aurélien Scholl, autre personnage hors du commun, aujourd’hui plus connu pour les duels qu’occasionnèrent ses critiques acerbes ou pour avoir fondé le Quotidien de Paris que pour son œuvre littéraire (dont certains morceaux de choix mériteraient peut-être aussi de sortir de l’oubli).
Avec son confrère, Sorr partagea notamment la rédaction en chef du journal « Satan », où devaient être publiés ces Pinadas, roman qui reparut 9 ans plus tard, en 1864, dans la revue parisienne L’Omnibus, mais cette fois sous le titre « Le Sorcier ».
Journaliste, pamphlétaire et romancier prolifique, Angelo de Sorr se fit même éditeur avec sa Librairie Sartorius, qui publia en particulier l’écrivain à succès Paul de Kock. Sorr fut aussi l’ami du poète et gastronome nantais Charles Monselet.
La carrière littéraire d’Angelo de Sorr commença en 1848 avec la parution de ses « Filles de Paris », qui fut suivie de celle d’au moins une vingtaine de textes en 30 ans, œuvres parfois très curieuses, tel son « Ranalalalulu CXXXIV », qui relate l’histoire de la visite d’un roi africain à Paris pendant la Commune. Ses manuels « du parfait bonapartiste », « du parfait légitimiste » et « du parfait orléaniste » sont également assez amusants.
Avec « Les Pinadas », notre auteur fait entrer dans la littérature française une région qu’elle avait jusque-là très largement délaissée, voire oubliée : les landes du sud de Bordeaux, et plus spécifiquement le petit pays s’étendant de La Teste à Cazaux.
On verra en lisant ces Pinadas que cela suffit à donner un bon aperçu général de nos landes d’antan, alors « tout à fait inconnues du monde hyperboréen de la France ». « Les naturels de ce Sahara français, écrit Sorr, sont des bergers qui gardent leurs troupeaux en tricotant des bas, et huchés sur des échasses ».
Des « landescots » enveloppés dans leur peau de mouton (« raouboum ») et « qui, venus du fond des pinadas, avancent gravement » sur leurs jambes de bois, s’appuyant « sur leur grand bâton qu’ils nomment le paou », souvent maigres à en aller prier le saint girondin Sicaire, patron de l’embonpoint.
Des landes à la Capitale…
Ce tableau landais est d’abord une belle occasion de remarquer qu’au sud de la Gironde, le pays est déjà largement couvert de pins au milieu du XIXe.
On cite l’écrivain : « Rien de plus mélancolique, de plus monotone que l’aspect des landes, surtout, lorsqu’en sortant de leurs silencieuses forêts on entre dans la lande rase, dans ces plaines où l’œil ne découvre jusqu’à l’horizon que des sables arides, des bruyères, des ajoncs, et de loin en loin des bouquets de pin maritime. En été, c’est la sécheresse et la nudité des déserts de l’Afrique ; en hiver, c’est le froid tableau des marais de la Sibérie ; car alors, et jusqu’au milieu du printemps, les eaux pluviales, retenues à la surface par le sol argileux, couvrent une grande partie des landes.
« Cependant, ces tristes solitudes que la main de l’homme a su rendre un peu productives, offrent çà et là, surtout sur les rives des petits cours d’eau, quelques cabanes isolées qu’entourent de maigres cultures. Véritables oasis placées là pour nous avertir que ce sol, en apparence inférieur, n’attend, pour changer d’aspect, que les bras d’une population plus nombreuse, les efforts de l’industrie, la volonté ferme du pouvoir, et des secours qui ne peuvent émaner que de lui ».
Le décor est planté, aussi exotique qu’on pouvait se le représenter en d’autres contrées et plus particulièrement dans la Capitale, où ce roman suscita un certain engouement et même les louanges de Théophile Gautier, qui vit en Angelo de Sorr un disciple du grand Balzac.
Et il est vrai qu’en dépit de certaines maladresses et d’un style parfois « un peu cherché et prétentieux », on perçoit dans ces Pinadas un petit quelque chose des riches descriptions du maître, de sa science de la construction d’une intrigue ou de son ingéniosité dans le choix des patronymes de ses personnages (Montussan, Lahève, Saint-Genest), naturellement tous pressés d’aller vivre la grande vie à Paris.
Une galerie de personnages typiques…
À dire vrai, on se rapproche davantage du Balzac des Chouans que de celui du Cousin Pons, à savoir d’un écrivain qui se trouve encore sous la nette influence de Walter Scott. Se déploie d’ailleurs dans Les Pinadas une intrigue reposant sur des jeux d’identité assez propres aux œuvres du grand écrivain écossais, avec des péripéties et revirements très romanesques, parfois même aux limites de la vraisemblance.
Pour lui, Sorr se déclare plutôt inspiré par Fenimore Cooper. De fait, le monde anglo-saxon n’est pas absent de nos Pinadas (ni, apparemment, des lointaines origines des Sclafer), avec ce mystérieux « Sir Edmund » en visite au Tilla (le Pilat ?) et passé par les Amériques.
Autour de ce héros, on fait la connaissance de toute une galerie de personnages plutôt bien campés, de l’inquiétant sorcier Cantabre au chevalier de Saint-Genest, prototype de vieil avare (« Si je donnais ce beau louis pour une culotte neuve ; cette culotte vieillirait et s’userait, tandis que l’or, Jacqueline, ce n’est jamais vieux et cela ne s’use jamais »), en passant par la « Hermusora », espèce de Vautrin au féminin, ou encore le jardinier Antoine, grand animateur des veillées du château des Montussan, où nous le voyons narrer les anciennes histoires du pays, dont celle, piquante et fameuse, de « l’homme qui a tué six prêtres ».
Des histoires naturellement pleines de « goubelins », de farfadets, de loups garous et d’apparitions diaboliques. On ne sait si la « pensée magique » dominait à ce point le pays au XIXe, mais le tout donne une tonalité un peu fantastique à ce charmant roman landais. L’intrigue se concentre en outre sur la mort mystérieuse du jeune vicomte Flavien de Montussan, ce qui donne aussi à ce texte un petit côté « policier ».
On rappelle que Les Pinadas ont été réédités en 2009 aux Éditions Confluences. Leur suite (Le Chasseur d’alouettes ou Le Bassin d’Arcachon, 1857) l’avait quant à elle été deux ans plus tôt, chez le même éditeur. Ces deux rééditions bienvenues sont présentées par Jean-Pierre Bernés, l’ami et traducteur de Borges, qui nous éclaire très bien sur la genèse et la réception des œuvres de Sorr.
Même nantie de quelques coquilles (dues au sorcier), on recommandera donc volontiers cette édition des Pinadas, bien entendu à lire… sur la dune ou sous les pins !
Plus d’informations sur le site editionsconfluences.com
Déjà publié
Francis Jammes et Pipe, chien - cliquez ici
Réagissez à cet article
Vous devez être connecté(e) pour poster un commentaire