Une belle saga familiale ?
Stéphanie Laffargue – Oui. L'entreprise a été créée en 1890 à Saint-Jean-de-Luz par mon arrière-grand-père, Joseph-Daniel, et elle est toujours restée à la fois familiale et avec un ancrage local très fort. Ce sont toujours des binômes qui ont pris le relais : mon grand-père et son frère d’abord, deux oncles ensuite, puis une cousine et un cousin, et enfin ma sœur et moi en 2014. Nous représentons la quatrième génération avec des transmissions qui se sont faites naturellement, et pas forcément en ligne directe.
Comment avez-vous attrapé ce virus entrepreneurial ?
S. L. – Nos parents n'ont jamais travaillé dans l'entreprise. Nous avons donc grandi, ma sœur et moi, avec bien entendu la connaissance de l’affaire familiale, mais sans baigner dans son quotidien. Nous avons fait nos études à Paris et nous avons travaillé une dizaine d'années avant de revenir ici. C'était vraiment important pour nous de faire nos premières armes ailleurs pour avoir notre propre expérience et enrichir notre vision. Nous sommes bien sûr très contentes de perpétuer la tradition de ce patrimoine qui nous a été transmis. Sophie est présidente, je suis directrice générale. On codirige l'entreprise. Nous sommes partie prenante toutes les deux dans toutes les décisions.
La Maison Laffargue reste 100% familiale ?
S. L. – Absolument. La totalité du capital est détenue par 9 membres de la famille, de la génération de notre papa et de la nôtre. Nous voulons tous préserver une totale indépendance. Les transmissions se sont toujours bien passées, parce qu’elles se sont faites, en fonction des âges, des appétences et des compétences au fil des années. Quand la question de la reprise s'est posée en 2014, ma sœur et moi avions chacune une dizaine d'années d'expérience, et surtout l'envie et la motivation.
Vous avez désormais deux sites…
S. L. – Quand nous sommes arrivées, il y avait uniquement celui de Saint-Jean-de-Luz avec la boutique qui était notre unique point de vente, et l'atelier historique. Cet espace de fabrication devenait trop petit pour répondre à la demande et par rapport au potentiel de développement. C’est ainsi qu’en 2017, nous avons installé de nouveaux locaux à proximité, à Ascain. Cela nous a permis de recruter et d’avoir davantage de maroquiniers, mais aussi d’avoir plus de stock et de réduire les délais de fabrication. Cela nous a également permis d’ouvrir une boutique en ligne début 2018.
Vous tenez à garder le côté très artisanal et très local ?
S. L. – C’est ce qui fait vraiment notre ADN. Tout est fait main, dans nos deux ateliers de Saint-Jean-de-Luz et d’Ascain, à partir de la matière première. Nous essayons, autant que possible, d'avoir des fournisseurs implantés au Pays basque, ou sinon français. Ainsi, on travaille avec deux tanneries : Carriat à Espelette pour le cuir de vachette, utilisé à Ascain pour les sacs et les ceintures ; et Alran à Mazamet, réputée pour son cuir de chèvre, qui nous sert pour fabriquer les autres articles de maroquinerie, à Saint-Jean-de-Luz.
Quelles sont les différentes étapes de production ?
S. L. – Nous ne travaillons pas la matière en tant que telle. Les peaux nous arrivent prêtes à être utilisées, teintées, imperméabilisées… conformes à nos commandes. Une fois le cuir réceptionné dans l'atelier, il y a d’abord une étape importante de préparation de la fabrication avec la découpe et le parage (les pièces sont affinées pour faciliter le montage). Toutes les composantes d’un article sont alors rassemblées dans une bannette : les pièces de cuir, les fermetures éclair, les boucles…
C’est ensuite au tour des maroquiniers ?
S. L. – L’une de nos spécificités est que chaque maroquinier est responsable de A à Z du montage d’un modèle. C'est le même artisan qui fait le cloutage, les coutures, le ponçage, l'astiquage, la coloration des tranches, le montage des fermetures éclairs et des boucles… Il faut savoir que, par exemple, pour une ceinture il y a une quinzaine d’étapes différentes. Une telle organisation donne plus de corps et plus d'intérêt à leur métier, avec une large responsabilité et une grande polyvalence. C’est une approche très appréciée et particulièrement motivante.
Le savoir-faire maison est une des clés du succès ?
S. L. – Bien entendu. D’où l’importance du parcours d'apprentissage et du transfert de compétences entre les maroquiniers ayant une très grande expérience et ceux qui arrivent dans l'entreprise. L'idée est aussi de maîtriser complètement un article avant de passer à l'apprentissage d’un autre. La polyvalence des savoir-faire ouvre de plus larges possibilités quand il faut fabriquer tel ou tel modèle. Nous avons également mis en place des formations en interne, notamment pour des étapes qui sont vraiment propres à notre maison, comme le cloutage. Cet apprentissage « dans la vraie vie » est indispensable dans nos métiers qui exigent précision et agilité.
Des collections ?
S. L. – Non. Même si nous proposons quelques nouveautés. En fait, nous avons des modèles intemporels qui restent d'une année sur l'autre. Certains de nos sacs sont les mêmes qu’il y a 20 ans et resteront les mêmes dans 30 ans, un peu comme pour les grands parfums. Nous pouvons cependant apporter quelques petites adaptations, sans véritablement changer le modèle : on va ajuster une largeur de bandoulière, changer une boucle pour une autre plus qualitative, modifier le mode de couture pour moins solliciter certains muscles et limiter les risques de se faire mal, etc. Donc, pas de collection printemps-été ou automne-hiver. En fait, nous créons entre un et trois nouveaux produits par an, en moyenne, pour apporter de la nouveauté à nos clients.
Votre gamme ?
S. L. – Elle comprend trois familles : les sacs, les ceintures et la petite maroquinerie. Nous sommes sur des volumes à peu près équivalents entre les trois. L'article le plus vendu, en volume, est la ceinture cloutée. Au total, nous avons une centaine d'articles et 21 coloris qui nous caractérisent. Nous proposons donc plus de 2.000 références, sans compter les différentes tailles pour les ceintures. Évidemment, nous ne pouvons pas avoir toutes les combinaisons en stock, mais nous nous engageons à fabriquer rapidement sur commande : sous un mois, le client peut avoir n'importe quel produit dans n'importe quelle couleur.
Une créativité en interne ?
S. L. – Nous la voulons très participative, au niveau des nouveaux articles et pour l’amélioration continue de nos modèles. Pour ces derniers, les évolutions se font à partir de retours des clients mais aussi en permanence à partir des idées de nos maroquiniers pour améliorer le montage, gagner du temps, rendre le sac plus solide, etc. Pour les coloris, nous ne cherchons pas à aller au-delà des 21 teintes actuelles, même si nous pouvons faire des adaptations. Ainsi, nous venons de retoucher le fuschsia pour que le coloris du sac soit exactement le même que celui du portefeuille. Grâce à nos 21 coloris, nous pouvons répondre aux effets de mode : un été ce sera le jaune qui sera le plus recherché, une autre année le vert. Le noir reste incontournable, l’orange marche très bien, ainsi que le bleu dur, le rouge, le fuchsia…
Comment faites-vous pour un nouveau modèle ?
S. L. – La création est réalisée en interne. Pour un sac, on va d’abord arrêter ensemble un style, faire un prototype et le tester pour valider toutes les composantes. Puis on recommence autant qu’il faut jusqu’à ce le modèle soit considéré comme parfait et hyper pratique par toutes les personnes mises à contribution. Ce travail collaboratif amène de l’intérêt et de la dynamique au niveau des équipes.
Votre force ?
S. L. – Proposer le même type d'articles, le même type de cuirs assoie notre savoir-faire, avec des produits reconnaissables et très identifiables. Ainsi, notre cloutage ou le modèle ancestral Fleur du Lys sont des références solides. Notre force, c’est aussi une clientèle très variée et plutôt fidèle. Cela nous plaît d’avoir à la fois des jeunes et des seniors, des Basques et des personnes qui viennent en vacances, des citadins et des ruraux… Parfois, le même type de sac va faire le bonheur de la grand-mère, de la mère et de la jeune fille, mais pas dans le même coloris, pas porté de la même façon (l’un en bandoulière croisée l'autre à l'épaule). On arrive à toucher des profils très différents avec des articles qui sont pourtant les mêmes pour tout le monde.
Vous privilégiez aussi la transmission…
S. L. – On y est très sensible. Avec bien entendu, la transmission au niveau familial pour garder notre identité et la continuité de l’entreprise. La transmission du savoir-faire entre maroquiniers est évidemment essentielle. Et nous constatons aussi, assez régulièrement, une transmission chez nos clients avec de jolies histoires de famille. Par exemple, des grands-mères qui donnent des articles Laffargue à leurs petites-filles, des parents qui offrent une ceinture pour des fiançailles ou un porte-monnaie pour une première communion : des traditions au sein des familles qui nous touchent beaucoup.
Vos ambitions ?
S. L. – On souhaite continuer à se développer, mais nous sommes confrontés à un manque d’espace, car l’atelier d’Ascain est déjà saturé. En 10 ans, nous sommes passés de 19 collaborateurs à 60, dont 45 à la fabrication. Nous recherchons des locaux plus grands, mais ils ne sont pas faciles à trouver, dans la mesure où l’on souhaite rester à proximité de notre site historique de Saint-Jean-de-Luz.
Et en attendant ?
S. L. - On réfléchit à des organisations un peu différentes. Depuis deux ans, nous avons mis en place, pour ceux qui le souhaitent, la semaine en 4 jours. Près de 75% des maroquiniers ont choisi cette formule qui apporte un vrai avantage en termes d'équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Cela permet d'avoir une journée complète de plus pour s'adonner à ses loisirs, avoir du temps pour sa famille et pour soi. On pensait initialement que ça nous permettrait de recruter sur les jours où pas mal de personnes sont absentes, avec des établis disponibles. Mais, ce n’est pas si simple à la fois parce que les jours libérés n’intéressent pas forcément les nouveaux, et à la fois parce qu’il est difficile pour un maroquinier de partager son poste de travail.
Des difficultés de recrutement ?
S. L. - Ce n’est pas une problématique qui nous touche pour le moment. D’abord, parce que notre organisation et notre méthode de travail sont appréciées par les collaborateurs, et génèrent des candidatures. Ensuite parce que, depuis la fin du covid, nous avons énormément de demandes de reconversion de la part de personnes qui travaillaient dans des bureaux, devant un ordinateur, et qui souhaitent revenir aux matières, à un travail manuel, au toucher.
Des engagements extérieurs ?
S. L. – Il est important d’échanger avec d’autres entrepreneurs. Nous le faisons au sein du cluster ResoCuir qui regroupe plus de 500 entreprises en Nouvelle-Aquitaine, représentant de nombreux métiers de la filière. Nous avons aussi des rencontres régulières avec les entreprises basques membres de cette association. Autre réseau, celui des Entreprises du Patrimoine Vivant (EPV). Nous sommes labellisés depuis 2007 et nous partageons la même vision, le même parti pris, la même volonté de développer des savoir-faire spécifiques. On a créé une association locale, avec les EPV du Pays basque, des Landes et du Béarn. Nous organisons des visites de nos entreprises, des évènements et nous envisageons de mettre en place une vente éphémère commune, cet été. Je suis également impliquée au Centre des Jeunes Dirigeants (CJD) et je fais partie du conseil consultatif de la Banque de France.
Votre impression après 10 ans ?
S. L. – Une très belle aventure que nous vivons avec beaucoup de passion et de plaisir. C’est une chance pour Sophie et moi de travailler ensemble avec une équipe remarquable et dans un univers que nous aimons tellement.
Informations sur la Maison Laffargue
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