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ARTLes Femmes d'Alger

Delacroix, Picasso et Speedy Graphito - Philippe et Marie-José Bouscayrol vous apportent quelques minutes de divertissement à travers des anecdotes et épisodes de l’histoire de l’art…
FEMMES ALGER 1
Une oeuvre... trois siècles d'histoire : « Les Femmes d'Alger ». Attardons-nous sur ce célèbre tableau d'Eugène Delacroix (1798-1863), son histoire, son parcours, son influence.

Delacroix - autoportrait au gilet vert, 1837 - musée du Louvre

Delacroix, nous l’avons croisé en 1818, figurant pour le tableau du Radeau de la Méduse de son ami Géricault. Nous le retrouvons, invité en 1832 par le comte de Mornay à participer à un voyage en Afrique du Nord où les portes de l’Orient s’ouvrent à lui. 
 
C’est le temps de la course aux conquêtes coloniales entre la France et l’Angleterre.

La France a colonisé l’Algérie en 1830 et le comte est envoyé par Louis Philippe en mission auprès du sultan du Maroc, Moulay Abderrahmane, pour tenter de s’assurer de sa neutralité dans les révoltes du peuple algérien contre la France…
 
Le XVIIIe siècle fut imprégné d’un Orient fantasmé. Même Napoléon, pour sa campagne d’Egypte en 1798, a fait suivre une délégation de scientifiques, de peintres, d’architectes, d’écrivains dont les œuvres et les écrits attisent la curiosité de leurs contemporains.

Ainsi, le XIXe siècle des romantiques délaisse-t-il l’Italie des classiques et la poétique des ruines chère à Diderot, et se tourne vers l’exotisme et la lumière de l’Orient à découvrir.

[caption id="attachment_121595" align="alignleft" width="368"] Billet de 100 francs émis en 1979, 
avec le portrait de Delacroix et un détail de son tableau "La liberté guidant le peuple"[/caption]

Delacroix embarque à Toulon le 11 janvier 1832 pour un voyage de 6 mois en Algérie et au Maroc.
 Il en rapporte notamment 7 carnets de croquis qui ne le quitteront plus, et réalisera plusieurs dizaines de peintures inspirées de ce séjour qui a, on s’en doute, une influence majeure sur son oeuvre.

La lumière crue, la richesse chatoyante des étoffes, le port des hommes et des femmes, le détail des vêtements si différents … tout émerveille Delacroix dans cette découverte d’un ailleurs si éloigné de sa vie parisienne réputée pour être casanière.

A Alger, Delacroix aurait obtenu l’autorisation se rendre dans les appartements privés d’un dignitaire turc pour peindre ses épouses. Il note dans ses carnets avoir visité des intérieurs où il était convié. Il en conserve des esquisses, des aquarelles de portraits et d’attitudes saisis en ces occasions.

Le circuit passe par l’Espagne, où, début mai, le bateau est mis en « quarantaine » de quinze jours pour cause d’épidémie de choléra ; puis arrive à Toulon début juillet avec une nouvelle « quarantaine » …

[caption id="attachment_121596" align="alignright" width="327"] Delacroix - Femmes d'Alger dans leur intérieur, 1847 - 85 x112 cm - musée Fabre, Montpellier[/caption]

Deux ans après, il présente au Salon de 1834 Les Femmes d’Alger en leur appartement qu’il vient de terminer.

Le grand format de 1,80 x 2,29 mètres, l’éclat des couleurs des vêtements et des broderies, le sujet même, bouleversent les conventions picturales, transforment les regards, ouvrent de nouveaux horizons et mettent plus que jamais l’Orient à portée d’imaginaire.

Baudelaire dans sa critique du Salon, et grand admirateur de Delacroix de 22 ans son aîné, évoque le tableau en ces termes : « un petit poème d’intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette ».

Plus tard Cézanne et Renoir diront leur admiration devant cette peinture enivrante.
 
En 1847, Delacroix peint une deuxième version, de format plus modeste : Les Femmes d’Alger dans leur intérieur. Il assombrit le décor de l’appartement et crée une distance avec les trois femmes, comme si le charme s’estompait et ne restait que le souvenir…

[caption id="attachment_121597" align="alignleft" width="224"] Portrait de Picasso en 1955[/caption]

Un siècle plus tard, en 1955, Picasso (1881-1973), par qui la révolution cubiste arriva en 1907 avec le tableau des Demoiselles d’Avignon, peint sa version de l’œuvre de Delacroix.

Pétri de la tradition académique de ses jeunes années, Picasso connaît par cœur l’histoire de ses aînés et n’hésite pas à confronter son art à celui des grands noms du passé pour installer une continuité dans l’histoire qu’à son tour il contribue à écrire.

Il étudie et recopie leurs œuvres, ainsi en est-il du tableau de Delacroix Les Femmes d’Alger en leur appartement de 1834, exposé au Louvre. En outre Picasso n’a jamais caché son admiration pour ce géant de la peinture.

[caption id="attachment_121598" align="alignright" width="300"] Les Femmes d'Alger, version H, 24 janvier 1955[/caption]

Nous sommes à la fin de 1954. Matisse vient de mourir en novembre. Ce virtuose de la couleur a légué ses odalisques à Picasso qui, se livrant à son premier marchand, Kahnweiler, lui dit : "en somme pourquoi est-ce qu'on n'hériterait pas de ses amis".

A la même époque, une insurrection secoue l’Algérie ne laissant pas insensible le peintre de Guernica.

Et puis, il y a la ressemblance troublante de sa compagne, Jacqueline Roque avec la femme au narguilé du tableau de 1834 de Delacroix.

Alors, pour célébrer la couleur en hommage à Matisse, pour retrouver Jacqueline dans la composition, pour dire peut-être aussi son soutien aux défenseurs de la liberté et de l’indépendance qui se dessine en Algérie, Picasso se tourne à nouveau vers le célèbre tableau.

[caption id="attachment_121599" align="alignleft" width="315"] Les Femmes d'Alger, version M, 11 février 1955[/caption]

En quelques semaines il exécute une série de 15 peintures des Femmes d’Alger identifiées par ordre de création de A à O.

Au fil des études et des peintures l'artiste s’approprie l’œuvre de Delacroix et lui fait traverser le siècle.

Il en modifie la composition ; des personnages plus nombreux s’invitent, la femme assise bascule sur le dos et devient un nu couché, thème déjà présent chez Picasso ; les proportions et les volumes des corps s’arrondissent ou, au contraire, empruntent des angles à la géométrie la plus radicale ; les corps se dénudent et s’érotisent, là où Delacroix les habillaient du volume ample des soieries orientales.

Selon les versions, la grisaille domine ou bien, comme dans le tableau du 14 février 1955, la couleur explose, envahit l’espace et les volumes de bleu, de rouge, de jaune vif… Dans cette ultime peinture de la série, Matisse est revenu.

Et Jacqueline a trouvé sa place à la gauche du tableau, érotique et souveraine, elle est sa muse, son amante.

De Delacroix à Picasso, du temps des colonies à celui de l’indépendance, à chacun son Orient…

Delacroix au XIXe, Picasso au XXe, avec Speedy Graphito entrons dans le XXIe siècle...

L’horloge du temps égrène les siècles. La confrontation avec les chefs d’œuvre du passé reste la marque des grands peintres. Empreints de l’histoire des maîtres d’hier et conscients d’écrire au présent une nouvelle page, ils posent un autre regard sur leurs illustres aînés.

[caption id="attachment_121602" align="alignright" width="300"] Speedy Graphito - Women, 2018[/caption]

La fin du XXe siècle a vu émerger et s’installer dans le panorama de la création, l’art urbain ou street art dont Speedy Graphito, né en 1961, est une figure majeure depuis les années 80.

A l’instar de Delacroix et de Picasso, la création est sa raison d’être et sa vie. Le regard qu'il pose sur son époque et sur l’histoire en mouvement, est le ferment de son œuvre. Il s’inspire des images qui saturent le quotidien du monde moderne pour, en retour, en saturer ses toiles.

Publicités, bandes dessinées, dessins animés, logos, marques, se superposent en une explosion de formes et de couleurs. "J'aime bien raconter mes rapports avec le monde et le faire à travers des superpositions, le mélange des langages ."

[caption id="attachment_121603" align="alignleft" width="228"] Matisse - Rideau égyptien, 1948[/caption]

L'urgence de peindre l'instant propre à l'art urbain n'exclut pas de se tourner vers le passé, vers les artistes et les mouvements qui y ont laissé leur empreinte.

En 2018, dans une série remarquable et bien nommée « mon histoire de l’art », Speedy Graphito s'est frotté avec virtuosité aux maîtres du XXe siècle. « J'ai voulu rendre hommage aux différents mouvements artistiques qui ont traversé le siècle ».

Alors, bien sûr, il a croisé la route de Picasso, Matisse, Cézanne, Warhol, Lichtenstein, Wesselmann, Mondrian... Et l'on retrouve le nu allongé des Femmes d’Alger de Picasso repris en majesté dans le tableau Women issu de cette série.

[caption id="attachment_121604" align="alignright" width="211"] Mondrian - 1921[/caption]

Speedy le fait voisiner avec un nu de Tom Wesselmann, le maître du pop art américain.

Puis, fidèle à ses superpositions, il remplit l'espace autour des nus sculpturaux. 
Ici, une fenêtre tirée d'une peinture de Matisse, le Rideau égyptien, nouvel hommage au maître de la couleur.

Là, un bouquet de Wesselmann à nouveau ; et, subtilement fondue dans le décor, une évocation des abstractions colorées de Mondrian.

« Le minimalisme de Mondrian m'a depuis toujours fasciné. Cet équilibre musical dont les touches de couleur dansent sur la toile sans jamais se toucher, cette exécution rigoureuse de la peinture sous contrôle et en apesanteur ».

[caption id="attachment_121605" align="alignleft" width="263"] Wesselmann - Still life, 1999[/caption]

Enfin, en totale harmonie, la touche graphique de Speedy Graphito dans les larges losanges bleus de l'arrière plan vient parfaire une évocation des riches heures de l'art moderne, précieux héritage d'une liberté de créer et hommage aux maîtres d'hier.

Voilà comment Les Femmes d'Alger, peinture du voyage et de la découverte, a réuni pour le meilleur et pour le plaisir, Delacroix, Picasso, Speedy Graphito ...

Marie José et Philippe Bouscayrol

Informations sur la Galerie Bouscayrol – cliquez ici

Déjà publié

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